Le 28 novembre 1951, il débarquait en France pour la promotion du judo

Il y a tout juste soixante-deux ans, un certain Ichiro Abe posait ses valises en France, dans le but de promouvoir le judo en Europe. Cette entrevue, réalisée en 2003 par Patrick Roux et Yves Cadot, représentant l’Ecole Française de Judo au Japon, témoigne de la pensée originale de celui qui restera l’une des sources les plus vives et les plus pures du judo dans notre pays comme en Europe. Discussion avec une légende.

© Le Judo – Michel Brousse – Editions Liber / Monsieur Ichiro Abe.

Education « Budo » obligatoire

Dans notre pays, le Japon, on a une éducation physique obligatoire, mais aussi une éducation « Budo ». C’est-à-dire que l’on avait à choisir entre le judo ou le kendo. Aujourd’hui, ce n’est plus tout à fait le même système et je crois que c’est dommage parce que même chez nous on voit des délits, des jeunes qui ne savent pas comment se comporter. Le judo a une grande valeur éducative et, même de nos jours, les pratiquants de judo au Japon ne se font pas remarquer par de mauvaises attitudes. C’est pourquoi, je me demande si ce ne serait pas une bonne chose si on faisait en sorte que, systématiquement, dans les écoles, tous les enfants fassent du judo. Mais c’est aux divers systèmes éducatifs de décider de ce genre de chose…

Mon premier dan à la mort de Jigoro Kano

J’ai commencé le judo à l’âge de 12 ans. J’avais un très bon professeur, Monsieur Sato, un 6e dan. Il sortait d’une école spécialisée dans l’enseignement, l’Ecole Normale Supérieure de Tokyo et m’a donné une grande passion pour le judo. Il nous enseignait les techniques de façon statique puis en déplacement, en s’attachant à nous montrer comment les déplacements pouvaient permettre d’obtenir l’opportunité de projeter. J’étais fasciné… Mais en randori, je n’arrivais pas à appliquer ce que l’on nous apprenait ! Il m’a fallu deux ans pour commencer à sentir les mouvements en randori. Après je ne me suis plus arrêté et, par admiration pour Monsieur Sato, j’ai fait aussi l’Ecole Normale Supérieure de Tokyo. Au moment où je passais mon premier dan, Jigoro Kano est mort [En 1938, ndlr]. Il n’a pas signé mon diplôme, sur lequel il y a marqué simplement « Kodokan », ce qui sera le cas après moi pour tous les nouveaux ceintures noires pendant deux ans. Je ne l’ai jamais connu.

Mon arrivée en France

Un club de Toulouse, le Shudokan, avait envoyé une demande pour faire venir un expert du Kodokan en France. J’ai donc été missionné chez vous à la suite de cette demande et, une fois sur place, en 1951, je me suis consacré à satisfaire ce club et ceux qui sont venus me voir, en montrant tout ce que je pouvais montrer du judo et en m’attachant à en faire sentir la subtilité technique et la dimension éducative. Je me souviens bien de mon arrivée à Marseille, où Messieurs Lasserre, les responsables du club toulousain, étaient venus me chercher à l’arrivée de mon bateau. On m’interrogeait beaucoup. Quelqu’un m’a même demandé si on pouvait faire tomber les oiseaux des arbres – il me montrait des moineaux sur une branche – en poussant un kiai ! Cela m’a un peu fait sourire, mais pas tellement. Je me disais surtout qu’il y avait beaucoup d’envie, beaucoup de passion et de curiosité pour le judo, que le questionnement allait loin. Malheureusement, cela a cessé très vite quand le judo est devenu sport olympique. J’ai ensuite quitté la France pour la Belgique et, de là, j’ai diffusé le judo par des stages dans la plupart des pays d’Europe.

La méthode Kawaishi

En fait, en arrivant en France, je ne connaissais pas bien l’histoire du judo français et je ne connaissais pas celui qui l’avait diffusé chez vous, Mikinosuke Kawaishi. Par la suite, il y a eu une sorte de rivalité entre la « méthode Kawaishi » et ce que je représentais, c’est-à-dire le judo du Kodokan. Mais, forcément, il n’y avait pas une grande différence puisqu’au Japon, nous n’avons qu’un seul judo. Si Monsieur Kawaishi venait de l’Université de Waseda, c’était tout de même bien du judo « kodokan » qu’il faisait. Je n’ai d’ailleurs pas vu beaucoup de différence, même si j’avais été un peu étonné par quelques détails techniques, comme certaines formes d’immobilisations ou de projections. Et si on disait que son enseignement était moins détaillé et plus statique, en fait je n’en sais rien.

Transmettre le judo de Kano

J’ai adoré enseigner aux Français. Il y avait un esprit très fort de découverte, une grande envie de pratiquer le judo et un grand respect. Les gens étaient d’une grande gentillesse à mon égard et surtout ils travaillaient de toutes leurs forces. J’étais surpris aussi de découvrir une telle profondeur de compréhension, notamment des principes éducatifs mis en lumière par Kano. Ce que l’on me demandait d’expliquer et de transmettre, c’était le judo de Kano. Et le judo, ce n’est pas seulement la technique, c’est une voie sur laquelle un homme peut progresser.

Le judo aux Jeux trop tôt…

Le judo sportif n’est pas une mauvaise chose. La compétition fait partie de la vie, elle est dans le cœur des hommes. Mais l’arrivée du judo aux Jeux olympiques a balayé beaucoup trop de choses : La plupart des judos étrangers étaient jeunes et, hors du Japon, on connaissait mal les principes sur lesquels il est bâti. Avec les Jeux, il n’a plus été question d’autre chose que de sport, de performance. D’abord, tout le monde ne peut pas être champion, ensuite le judo est plus grand que cela. Le judo, c’est l’éducation d’un homme. Cette notion-là est à la base, et elle aurait du être préservée. Malheureusement ce n’est pas le cas le plus souvent, et même au Japon, la compréhension se perd un peu. Alors oui, peut-être les Jeux olympiques sont-ils venus un peu trop tôt pour le judo…

© Le Judo – Michel Brousse – Editions Liber / Un groupe de ceintures noires de Toulouse à l’entraînement avec Ichiro Abe.

Les bases du judo

Jigoro Kano insistait sur les bases dans sa méthode d’apprentissage. Les bases ce sont les ukémi (les chutes), mais aussi bien apprendre à avancer et reculer, « shintai » en japonais, et les rotations, le tai-sabaki… Shintai et tai-sabaki, c’est l’art du déplacement. Dans les bases, il y a aussi, la posture, droite et souple et encore l’attitude. Tout cela forme les bases essentielles. Ensuite, il faut savoir quelle est l’opportunité d’attaque pour chaque technique.  Au début, ce n’est pas en se déplaçant librement mais en avançant d’un pas ou en reculant d’un pas qu’on l’apprend. Ensuite, il faut s’y exercer avec un déplacement libre. On arrive alors aux exercices, il en existe de toutes sortes. Le randori en est un. C’est un exercice où chacun est libre, mais avant d’en arriver au randori que vous pratiquez le plus souvent, il existe par exemple le yaku-soku-geiko, ou le kakari-geiko… Il faut combiner ces exercices. Mais avant, avec son partenaire, il faut projeter sur chaque technique. C’est la bonne façon pour que la technique devienne utilisable en randori. C’est la méthode d’entraînement que j’ai apprise.

Le tsukuri, c’est le judo

Une part essentielle de l’art du judo est dans le tsukuri, c’est-à-dire la maîtrise de la préparation par le déplacement. Quand on apprend une technique statique ce n’est pas suffisant, mais ce n’est pas suffisant non plus d’apprendre la technique sur un déplacement complètement libre. En shiai, l’adversaire ne se déplace pas beaucoup. Il faut savoir créer l’opportunité nous-même, sans attendre qu’il se déplace tout seul. Il faut l’obliger à un déplacement, à une réaction, ça c’est le tsukuri, et c’est le judo.

Le randori

Il y a une forme de randori proche du shiai qui prépare à l’épreuve de compétition. Mais il ne faut pas faire que celui-là. Avant cela, il y a des randori pour progresser techniquement. En fait, il y a de nombreuses sortes de randori, de nombreux états d’esprit pour le pratiquer. Il y a le yaku-soku-geiko avec l’attitude « yaku-soku » (c’est-à-dire un comportement défini entre les deux partenaires dans une logique d’échange et de travail mutuel, ndlr). Le kakari-geiko, où il faut attaquer sans cesse, sans se préoccuper d’être projeté, d’être contré. Quoi qu’il en soit, être projeté n’a vraiment aucune importance ! Simplement, de toutes ses forces se déplacer, construire puis porter la technique. Cette façon de s’entraîner doit être la base. Il faut mettre de l’énergie dans ces exercices intermédiaires puis aller progressivement vers le randori dont on choisit l’esprit et l’intensité en fonction du partenaire et du moment. Quand le shiai est proche, alors on peut faire des randori proche du shiai. En fonction de la forme de randori et de l’esprit dans lequel on le pratique cela change du tout au tout.

L’esprit du judo

C’est une question difficile, mais je crois qu’il faut savoir parler de l’esprit du judo. Quand j’ai commencé à donner des stages en Europe, il y avait toujours deux-trois heures consacrées à l’esprit et aux ambitions du judo. Mais c’est pendant la pratique que cela doit se faire pour le mieux et c’est à l’enseignant de trouver le moment et les mots. Simplement faire du judo, saluer, commencer, faire randori, et finir… je crois que cela ne suffit pas. Le professeur doit expliquer le judo, les relations dans la pratique du judo, les attitudes nécessaires, il doit trouver les mots pour faire prendre conscience de ce qui est en jeu, de ce qui se passe, car cet esprit nous est utile dans notre vie sociale. Si on ne fait pas ainsi, je crois que cela n’est pas aussi efficace, beaucoup de choses restent dans l’ombre, ignorées et finalement déformées et oubliées. Le professeur doit parler de plein de choses, doit dire les choses ! Aujourd’hui le judo commence et une fois terminé, on se dit au revoir et c’est fini. Cela ne va pas. Le professeur, ne serait-ce que cinq minutes, doit évoquer l’esprit du judo, en révéler la dimension éducative. Mais il doit le faire avec pertinence et sincérité, avec une vraie compréhension de l’art. C’est compliqué.

Les professeurs

Les professeurs ont une très grande responsabilité parce qu’ils doivent parfaitement savoir comment enseigner le judo et parce qu’ils doivent le préserver contre les modes, les tendances de l’époque. Que veut le monde aujourd’hui ? Des résultats sportifs, de la compétition, des champions… Tout cet aspect des choses est exacerbé. Mais qu’est-ce qui est bon pour le monde ? Et que veulent les gens aujourd’hui sans vraiment savoir ce qu’ils cherchent ? Le judo est utile au monde dans sa forme complexe avec ses valeurs, sa méthode de formation. Il est sans doute inévitable qu’il s’oriente lui aussi dans la direction du moment, celui de la compétition sportive médiatisée, mais les professeurs doivent être les garants de sa richesse technique et philosophique pour chaque génération. Rien n’est possible sans les professeurs. S’ils prennent conscience de ce qu’est le judo, tout va bien.

La renaissance du judo

Au Japon, nous avons un mouvement de réflexion qui veut retrouver les valeurs traditionnelles du judo. On l’appelle le mouvement « Renaissance ». J’ai tendance à penser qu’il aurait mieux valu se poser la question plus tôt ! Ainsi, il n’y aurait pas eu à faire renaître quoi que ce soit. Mais c’est une démarche positive, qui répond à une interrogation profonde. Je sais qu’en France vous avez entamé la même démarche avant nous. Quand j’ai appris que le judo français évoluait comme ça, je me suis dit que c’était vraiment une très bonne chose. C’est formidable, je trouve ! C’est au Japon maintenant de vous suivre dans cette direction. Et maintenant que la France a commencé, il faut que ces deux pays, même si ce n’est qu’un peu, fassent en sorte que le judo revienne à sa vraie forme et que, dans le futur, cette influence s’étende à d’autres pays. C’est vraiment l’esprit dont parlait Maître Kano Jigoro : que par le judo on en arrive à la paix dans le monde. Magnifique, la France !

Un bon conseil…

Un conseil à donner aux Français ? Pas plus à eux qu’aux autres… Juste une recommandation pour tout le monde : Il n’existe pas que le judo de compétition, étudiez un peu plus le judo, étudiez un peu plus profondément !

© DR – L’Esprit du Judo / Abe, c’est surtout une aisance technique dont témoignent ceux qui l’ont côtoyé. Comme ici avec son tai-otoshi.

Rencontre

Comme Maître Kawaishi, Ichiro Abe fait partie de la légende du judo français. Envoyé du Kodokan, cet homme brillant sur lequel tous les témoignages s’accordent pour dire que son niveau technique et pédagogique était sans équivalent à l’époque, fut le Prométhée d’une génération. Dans une période de découverte et de passion, sa magnifique maîtrise, sa science plus élaborée du judo de mouvement eut l’impact d’une révélation bouleversante pour un petit nombre d’élus qui avaient eu la curiosité et la volonté d’aller se rendre compte par eux-mêmes. Par la suite, la puissance de son enseignement a marqué d’une empreinte indélébile, et pour le meilleur, notre patrimoine technique. Il fut aussi un professeur soucieux de faire entendre toute la richesse du judo de Kano et l’un des plus capables de défendre sa philosophie. Ichiro Abe n’est resté que deux ans en France (mais bien sûr, la Belgique n’était pas si loin pour les passionnés…) et son impact fut à tel point considérable que l’on peut à bon droit dire qu’il est, après Kawaishi, le second grand initiateur de notre judo.

C’est-à-dire que pour l’amateur éclairé de judo en visite au prestigieux Kodokan de Tokyo (et qui vient tout juste de se remettre du choc d’avoir reçu un cours de Shozo Fujii lui-même) croiser dans les couloirs un vieux Japonais, mince et droit comme un I, et réaliser qu’il s’agit de Ichiro Abe lui-même a quelque chose d’assez étourdissant ! Le grand expert qui a bouleversé le judo français se glisse avec discrétion dans les couloirs du Kodokan, mais a gardé dans la vieillesse

une forme de prestance et une autorité naturelle seigneuriales, accompagnées d’une exquise courtoisie et de beaucoup de délicatesse pour ses visiteurs, français en particulier. Profitant d’une rencontre de ce type, Patrick Roux et Yves Cadot, représentant l’Ecole Française au Japon lors des championnats du monde 2003 à Osaka, ont incité le vieux maître toujours actif à parler. Cette entrevue s’est faite pour une part en japonais et pour une grande part dans notre langue. Ichiro Abe parle encore un français presque parfait. C’est avec un vrai plaisir, celui du souvenir d’un pays qu’il a aimé et qui l’a aimé, qu’il s’est exprimé. Pour cela et pour tout le reste, qu’il en soit ici remercié.