Emmanuel Charlot / L’Esprit du Judo

Comme vous tous, j’ai été touchée par la terrible émotion de la si souriante Uta Abe. C’était à fendre le cœur. C’était d’autant plus dur pour elle qu’elle n’a jamais envisagé la défaite et qu’elle n’en a même pas l’expérience. Elle fait partie d’un profil, rare dans notre discipline, ceux qui ne tombent pas, qui ne perdent pas. Apprendre à perdre, c’est une nécessité pour tous les compétiteurs, et on ne s’y habitue guère. Mais pour elle, c’était comme si, à vingt-quatre ans, elle découvrait d’un seul coup toute l’étendue des douleurs, des déceptions immenses qu’elle avait évitées jusque-là. Je me souviens de la légende Toshihiko Koga, sanglotant debout, après sa défaite contre Djamel Bouras, en finale des Jeux 1996. Lui non plus n’avait pas beaucoup connu ça, d’être amèrement privé de ce qui nous revient, de la victoire, que l’on pensait mériter par notre niveau. Toshihiko Koga aurait dû être double champion olympique, comme Ono ou Abe, mais finalement, non. Je pense aussi à Clarisse, bien sûr. Elle a plus d’expérience que la jeune Uta, elle sait ce que c’est que l’échec. Elle a su faire bonne figure mais, au fond d’elle, elle est ulcérée par cette défaite contre une fille qu’elle a toujours battue. Ça s’entend dans ses déclarations. Dans son esprit, c’est elle qui a perdu sur une erreur, une bêtise, et pas l’autre qui a gagné. Je ne sais pas ce qu’a dit Uta Abe aux télévisions japonaises, mais elle a sans doute pu utiliser les mêmes mots.
En un sens, c’est vrai. Uta Abe est plus forte que Diyora Keldiyorova, Clarisse qu’Andreja Leski. Mais la défaite vient toujours de quelque part, et la victoire aussi. En définitive, c’est toujours une histoire de faute technique, que l’on fait, et on perd, ou qu’on ne fait pas, et on gagne. Uta était très dominatrice, elle menait d’un waza-ari sur son uchi-mata en bout de manche et de deux pénalités. Mais quand l’Ouzbèke vient pour la serrer contre elle, son réflexe n’est pas le bon. Elle veut décaler son appui arrière pour lancer un mouvement de hanche, mais elle ne doit pas prendre un tel risque. Ce n’est pas son rythme à elle, son intention. La seule bonne réaction à ce moment-là, c’est de simplement reprendre de la distance. Uta ne l’a pas eu. La faute, ce n’est pas une histoire de niveau, mais une histoire de présence. Il faut être sans faille pour ne pas la faire, ce qui vient avec l’entraînement, avec la concentration constante. Je ne sais pas quels compromis Uta a fait avec l’addiction intérieure que demande la très haute performance, mais je sais bien que c’est pour ça qu’elle est tombée.
Dans la défaite de Clarisse, on parle beaucoup d’elle, et c’est normal. Mais moi, je pense à la Slovène. Je l’avais remarquée cette Leski. J’aime ce type de judoka qui ne sont pas majoritaires sur les tapis des entraînements internationaux. Elle est toujours dans la recherche technique, elle fait ses enchaînements, et en même temps elle est toujours joyeuse et toujours à fond. Elle s’entraîne bien. On voit qu’elle aime ce qu’elle fait, qu’elle aime le judo. Elle n’hésite pas à aller chercher même des -78kg avec lesquelles elle se fait de gros combats avec le sourire. Le petit ko-uchi qu’elle place au bon moment, il vient de là.

– Jane Bridge, Paris, le 31 juillet 2024