Suite au zoom en Rhône-Alpes paru dans notre magazine
Beaucoup connaissent leur visage mais peu l’histoire qui en a creusé les traits. Après José Allari, Anne-Laure Bellard ou le Néerlandais Chris de Korte, retour hors format sur un patronyme à jamais associé depuis cinq décennies à la destinée du SO Givors (Rhône).
22 janvier 2011. Pélussin (Loire), gymnase de la Barge. Demi-finale des championnats du Lyonnais par équipes seniors. Le SO Givors de Gilles Dutron est mené deux victoires à rien et d’un yuko lorsque retentit le soremade du troisième combat l’opposant à l’AJ Loire de Patrice Palhec. Toute défaite à ce stade de la compétition priverait les vaincus d’un accès aux championnats de France cette année-là – un séisme en soi pour les Givordins, le club ayant quasiment son rond de serviette à l’échelon national depuis plus d’une décennie, faisant même régulièrement le yo-yo entre la 1e et la 2e division. Le chrono affiche 0:00, et pourtant les Ligériens n’osent pas encore se congratuler, tant la dernière minute a été éprouvante pour leur -81 Hendrick Laurent, déjà pénalisé d’un shido (à l’époque deux shidos égalent un yuko). Poussé dans ses retranchements par Emilien Taurines, il vient peut-être, sur l’ultime reprise, de croiser sa garde une seconde de trop. Les arbitres l’ont-ils vu ? Les deux camps prient, pour des raisons différentes. Les deux hommes se rhabillent, vont pour s’incliner… lorsque l’arbitre fait tomber le shido tant espéré d’un côté, tant redouté de l’autre. Golden score. Les Stéphanois sont pétrifiés. Ils ont compris. L’espoir se conjugue désormais au présent du SOG. La suite est une quasi formalité : à la reprise, c’est un « Mimile » Taurines transformé en torche humaine qui achève son adversaire carbonisé avant que, galvanisés et euphoriques, Valentin Jourdan et Mathias Truffy ne terminent le travail en trois coups de cuiller à pot. Le temps de s’étreindre virilement et de rugir en chœur tous ensemble en bordure de tapis, les miraculés enfoncent le clou quelques minutes plus tard en finale face au Judo Club de l’Est lyonnais, Mathias Truffy s’offrant au passage le luxe de conclure par asphyxie au jeu du lâcher de paluches sur l’ancien médaillé au Tournoi de Paris David Bozouklian. Quelques semaines plus tard, les seniors du SO Givors emmenés par un Julien Haroud en feu se hisseront sur la troisième marche du podium national 2e division, tout comme, cette saison-là ses équipes seniors féminines et cadets masculins [cf. EDJ31].
19 janvier 2013. Rumilly (Haute-Savoie), gymnase de l’Albanais. Championnats de Ligue par équipes à nouveau, avec un format élargi cette fois à la toute nouvelle et imposante Ligue Rhône-Alpes et ses quatre départements supplémentaires. Le point de bascule a lieu en quarts de finale, dans une salle aux baies vitrées fouettées par la neige. Handicapés notamment par la convalescence de leur -90 Valentin Jourdan, récemment opéré du ménisque et qui n’entrera qu’une seule fois sur le tapis pour placer son fameux tai-otoshi en cercle [cf. EDJ59], les Givordins sont malmenés par les briscards du Dojo Gessien des « deux Fred » – Bourru et Buzon – et de l’ancien Racingmen David De Nardi, leur geste des années nonante et la totale absence de pression que leur confèrent d’une part leurs 34 ans de moyenne d’âge et, d’autre part, l’impression d’épouvantails laissée par leur victoire 4-1 deux tours plus tôt sur la solide équipe-bis de La Motte Servolex. À un partout et un waza-ari de retard au troisième combat, les Givordins ne doivent leur salut qu’à un hansoku make tombé du ciel en +90 kg puis à un autre waza-ari, hors surface cette fois, et pourtant comptabilisé en faveur de leur -66 kg. « Je reconnais que nous avons vraiment eu de la réussite sur ce coup » admettront Gilles Dutron et son frère Jean-Pascal au bord du tapis, beaux joueurs dans la victoire, s’essuyant le front et poussant un « ouf » de soulagement en regardant dans la direction de leur père Jean, photographe sur l’évènement. Une réussite qui prendra encore plus de sens quelques heures plus tard. Après trois tours de repêchage au cordeau face notamment au GUC et au JCEL, le même Dojo Gessien, finalement 3e, jouera sa qualification pour les France face à l’autre 3e du jour, à savoir… le SO Givors. En vertu de la règle selon laquelle deux adversaires ne se rencontrent pas deux fois dans un même championnat, Givors passera cette fois sans combattre… Quelques semaines plus tard, son atout maître Valentin Jourdan enfin opérationnel, les hommes du clan Dutron ramèneront une nouvelle médaille des championnats de France 2D. La troisième pour les seniors après celles de 2005 et de 2011. La douzième par équipes de l’histoire du club à ce niveau, toutes catégories confondues… Retour sur une saga loin de la capitale, comme il en existe tant dans le judo français.
Téflon. Paradoxe savoureux : perçu depuis Paris, Lille ou Marseille comme le plus grand club lyonnais des trois dernières décennies, le Stade olympique de Givors est en réalité situé à mi-chemin des 60 km qui séparent la cité des Gaules de sa rivale historique, Saint-Etienne [cf. EDJ11]. Créée le 4 mai 1964 par « Henry Méry et moi-même » (dixit Jean Dutron), la section judo du SO Givors s’est avant tout fait connaître par le mental en Téflon de son bloc-équipe, leurs uchi-mata gaeshi enchaînés en chichinettes et, surtout, un nom en guise de trait d’union, celui des Dutron, depuis le père Jean et son épouse Annie, jusqu’aux fils Gilles et Jean-Pascal.
Catch. Venu au judo « par le catch » à l’âge de 16 ans en 1958, Jean Dutron a effectué ses premières chutes sur « des copeaux de bois avec une bâche dessus » et écumé les stages de Georges Baudot ou Jean-Claude Brondani, ces lieux où, « en quinze jours, tu accumulais l’équivalent d’une année de connaissances ». Les sept premières années du club se passent « dans un chalet de 60 m2, où il nous fallut fabriquer nous-mêmes des douches en bois, et qui servait le reste du temps de salle de catéchisme ». Compétiteur jusqu’à ce que ses articulations disent stop à 24 ans en 1966 (« trop d’uchi-komis »), Jean devient bientôt la référence des lieux, sa compagne Annie ne comptant pas non plus ses heures pour faire tourner le bureau du club. Pourtant, ce statut a un coût. Ainsi, son fils cadet Jean-Pascal (que tous appellent « Doud »), reconnait avoir été biberonné au lait de Kano. « Dès mes trois ans, faute de nourrice, j’étais tous les soirs au judo. Je faisais mes devoirs au club et passais mes week-ends en compétition. Je ne pouvais pas ne pas échapper à cette discipline qui m’a élevé – et j’en suis heureux aujourd’hui ! » martèle celui qui, enfant, fut la mascotte d’un club qu’il revendique « définitivement pas lyonnais : givordin ! »
Banlieue. Municipalité communiste depuis la Libération, Givors mise sur la jeunesse et le sport. C’est précisément ce que rappelait avec acuité Djamel Bouras, champion olympique à Atlanta et, partant, le judoka le plus célèbre formé au club, en page 59 de sa biographie parue en 2000 chez Stock : « Mon enfance passa ainsi… au rythme de cette cité, du sport et de la famille. Peut-être faut-il que je décrive un peu l’endroit où je vis. D’abord la ville – Givors – en contrebas : une ville de la banlieue lyonnaise parfois bien grise. La cité, tout en haut, touche presque le ciel, au bord du bois des Chênes, les immeubles marron pisseux sont immenses et ne retiennent pas le regard. Ici, il y a tout, tout pour qu’on n’aille pas ‘ailleurs’, notamment en bas, vers les ‘bourgeois’ installés dans leurs villas, vers la ville, un autre monde. Donc, ici, il y a tout : l’école à cinquante mètres de l’appartement, le terrain de tennis (eh oui !) à cinquante mètres de l’école, le terrain de foot à dix mètres du tennis et le centre commercial avec le supermarché planté au cœur de la cité (…) » A l’instar des confrères déjà installés du rugby ou du water-polo, le SO Givors pratique des tarifs attractifs, avec un parti-pris de dégressivité au prorata du nombre d’enfants d’une même famille inscrits. Et le jeu en vaut la chandelle. Quatre entrainements hebdomadaires sont ainsi proposés aux adultes de cette commune de 18 000 âmes, le dernier ayant lieu le… dimanche matin. Ancêtres du fameux amphithéâtre romain de Vienne où les compétiteurs prendront par la suite l’habitude de venir se faire fumer les cuisses à l’approche des échéances importantes, les collines environnantes tiennent lieu d’ultime casse-pattes de la semaine avant le retour en sueur sur les coups de midi trente. « Le plaisir est dans la victoire » répète Jean à ces premières troupes, comme une invitation à sans cesse se sublimer.
Bokken. Autre époque, autres mœurs. En ces années pionnières, les cours du sensei sont hantés par une menace : les moulinets de son fameux bokken, anticipation made in Dutron du fameux slogan « 6.9 la trique », dont il n’hésite pas – comme beaucoup de professeurs de sa génération – à brandir l’ombre portée pour se faire entendre de ses élèves. « J’ai utilisé ce bâton pendant un certain temps, c’est vrai, sourit-il aujourd’hui en lissant sa fameuse barbichette. Puis j’ai fini par le ranger… » La faute à l’implication dans un fait divers tragique de l’un de ses anciens élèves – un de ces carrefours d’un parcours de professeur qui rend soudain le métier moins léger et sur lequel il ne cherche pas à s’appesantir… Cadre chez EDF – où son supérieur hiérarchique n’est autre que le père d’Emmanuelle Perbal, l’une des premières internationales du club -, Jean Dutron enchaîne ses huit heures quotidiennes avec ses soirées au dojo, les stages et les compétitions. Bientôt, le sacerdoce commence à porter ses fruits. En 1967 Jean-Luc Buonacquisto devient la première ceinture noire du club et, le 9 janvier 1972, le -65 kg Alain L’Herbette s’adjuge le titre de champion de France espoir, honorant quelques semaines plus tard à Cottbus (RDA) puis aux championnats d’Europe de Leningrad (URSS) les premières capes internationales de l’histoire du club. Dans le sillage de celui qui était alors désigné comme « le fils spirituel de Jean » et effectuait tous ses déplacements à mobylette, une génération se construit, prélude à une décennie faste pour les Givordins.
Coubertin. De 1982 à 1990, la ville va véritablement apparaître sur la carte du judo français. Désigné en 1981 premier club de la Ligue du Lyonnais « au challenge du nombre et de la qualité », les troupes de Jean Dutron commencent à se faire remarquer depuis les rives du Gier jusqu’à Coubertin, voire au-delà pour les internationaux. Le stage ski-judo des vacances d’hiver dans le Vercors voisin est ainsi l’occasion d’un brassage générationnel bienvenu, notamment lors de veillées mémorables. Laurence Thomas, Emmanuelle Perbal, Magali Baton chez les féminines, Fabien Camuzet, Stéphane Cazanave, Salvatore Cumbo ou Djamel Bouras chez les garçons, sont quelques unes des individualités qui se dégageront des eighties givordines, entre deux accessits nationaux par équipes en cadets et en juniors – dont un titre. « Je me souviens d’un professeur respecté et craint autant par nous, ses élèves, que par nos adversaires, raconte Magali Baton, médaillée mondiale en 1997 et vainqueur du Tournoi de Paris 2000. Il a toujours incarné l’esprit de Givors. Je me souviens de sa créativité également : il était toujours à la recherche de nouvelles manières de s’entraîner. J’ai oublié les noms qu’il donnait à certaines séances de randoris à thème, mais je sais qu’il était précurseur, car ce sont des choses que je n’ai faites que plusieurs années plus tard à l’INSEP. » Un souvenir qu’elle conserve en commun avec Alain L’Herbette, ainsi que nous le confirmait l’intéressé il y a quelques années : « Sa manière de proposer des jeux éducatifs et variés aux enfants était en avance sur son temps. Il m’a appris à inculquer le plaisir dans le travail.
Scission. Et puis… Et puis arrive ce funeste 23 juin 1990. Dans la mémoire collective, cette journée est surtout restée célèbre sur la planète football comme étant celle où le Camerounais Roger Milla inscrivit, à 38 ans, deux buts face à la Colombie du gardien René Higuita, qualifiant pour la première fois un pays africain pour les quarts de finale de la Coupe du monde en Italie. Ce jour-là, donc, se tint à Givors une AG de fin d’année comme chaque club en connaît à ce stade de la saison. Sauf que celle-ci est houleuse. Très houleuse. Répartition des primes et des subventions, index accusateurs, qui n’est pas pour est contre, se soumettre ou se démettre. Il y avait quelques temps déjà que le volcan couvait. Le clash, selon plusieurs sources antagonistes mais concordantes, mêle affectif et divergences de fond. Il acte une scission profonde dans l’organigramme du club, quasi irréversible – un quart de siècle après, la température reste polaire lorsque certains des protagonistes de cette soirée se croisent au bord des tapis régionaux… S’ensuivent trois années de flottement. « Je ne voulais pas revenir » pose clairement Jean Dutron, blessé à vie – comme sa compagne Annie – d’avoir soudain cru lire le serment de sa perte dans les yeux de personnes qu’il estimait « autant que les membres de [sa] propre famille ».
1991. C’est précisément de la famille que le rebond de la famille Dutron viendra. Après une année de flottement et de transition, les historiques Alain L’Herbette et Bernard Soyère partent bientôt avec une trentaine d’athlètes – et pas les moindres – du côté de la commune de Corbas, au delà des lônes, sur l’autre rive du Rhône. Cette même année 1991, Gilles, le fils aîné de Jean, passe son Brevet d’Etat, accompagné de Sylvain Court – « notre frère caché », comme le chambrent affectueusement les deux fils Dutron, eu égard à la fidélité sans faille de celui qui était déjà membre, en 1982 et 1983, de l’équipe qui fut par deux fois médaillée aux championnats de France espoirs. L’aîné des frères Dutron a « hérité du sens managérial de notre père », dit de lui son cadet – ainsi qu’en témoigne le rituel du tableau Velleda mural sur lequel sont scrupuleusement consignées ligne par ligne chaque étape du déroulé de la séance qui débute. Compétiteur jusqu’en 1996, Gilles se retrouve en parallèle propulsé à la barre du navire pendant cette période de vaches enragées. « 1991 marque le début du deuxième temps de la vie du club, confirme-t-il. Personnellement, je n’ai jamais digéré la manière dont notre père avait été poussé sur la touche. » Les années quatre-vingt-dix seront donc placées sous le signe de l’orgueil et de la revanche. « Nous voulions prouver à ceux qui avaient mal parlé qu’ils n’étaient pas si précieux que ça au club. » L’accession à la Première division devient alors une raison de se lever le matin. Qui n’a jamais assisté à cette époque aux phases finales des championnats régionaux par équipes opposant Givors aux vétérans du clash de 1990 n’aura qu’une faible idée de ce que veulent dire les concepts d’union sacrée, de surmotivation, d’esprit de corps, d’envahissement de tapis et de décibels explosés à grands coups de cordes vocales.
Satellites. Il faudra attendre 1998 pour revoir des combattants du SOG sur les podiums nationaux, avec l’or aux championnats de France de la cadette Aurore Martinez et l’argent de la junior Daphné Poncet. Avant cela, les héritiers de Jean Dutron vont s’attacher à structurer l’ensemble. De 1991 à 1998, la plupart des professeurs actuels passent leur Brevet d’Etat. Pour pallier au trou générationnel occasionné par le départ des ténors du club, les dernières sentinelles des années Jean quadrillent l’agglomération, à l’affut du moindre entrainement susceptible de les faire progresser : un soir au Dojo Olympic de Geff Valente, un autre à l’AL Saint-Genis Laval de Tino Marinelli, un troisième au gymnase Hoche à Grenoble ou au GUC de Karim Slimani, le vendredi au JC Rhône de Romain Pacalier… C’est à cette époque qu’arrivent peu à peu les Rodolphe Perret, Steve Jamme ou David Ducanovic, piliers en devenir d’une décennie faste pour les troupes de Gilles Dutron, à laquelle se joindront au fil du temps les Fabrice Collus, Mathias Truffy, Didier Edouard-Rose, Nicolas Legoff, Mehdi Feydel, Cédric Perroud, Fabrice Massu ou Rudolphe Mechin – l’ancien international Sylvio Adigery et son judo félin viendront même placer quelques utsuri-goshis le temps d’une pige spectaculaire par équipes en 2008. Un souvenir marquant de cette phase de reconquête ? « Notre stage en Guadeloupe en 1997, une semaine avant les Ligues par équipes, se souvient Jean-Pascal, friand de ces phases commando propres à cimenter l’esprit de clan. C’était une opportunité grâce à un copain sur place. Au retour, nous avons claqué 50/0 lors des cinq tours de la compétition ! ». C’est de cette période charnière que les troupes givordines ont gardé l’habitude de s’échauffer en bloc sur le tapis le plus à gauche de la Maison du judo, rue Saint-Théodore à Lyon 3e. Une bulle de concentration et d’uchi-komis déterminés façon Tong Po, que les autres compétiteurs prendront l’habitude de soigneusement contourner lors de leurs tours d’échauffement.
Notes. Toujours licenciés au club, Jean-Pascal et « Rodo » Perret iront transpirer de 1996 à 1998 sur les tatamis de l’Insep et du PSG judo circa David Douillet, Nicolas Gill ou Frédéric Demontfaucon. Ils profitent de cet exil studieux pour se nourrir des conseils des anciens « compatriotes » du 6.9 Djamel Bouras, Lionel Hugonnier, mais aussi Bertrand Damaisin, Stéphane Auduc, Bruno Mure… Une période durant laquelle « Doud » griffonnera, en autodidacte, « un nombre considérable de notes sur la préparation physique et l’art de la gagne », et où un Philippe Taurines prendra les deux hommes sous son aile « parce qu’en bon Franc-Comtois, il aime ceux qui s’entraînent ». Au plan local, le maillage avec les clubs satellites permet bientôt de doubler le nombre de licenciés. Il offre aux adhérents un mélange quotidiennement renouvelé de quantité et de qualité, avec quasiment l’équivalent d’un entrainement de masse par jour du lundi au samedi, à peu de frais puisque les clubs de la constellation givordine sont situés dans un rayon de quelques kilomètres alentour. « La force du groupe tient à sa cohésion et à cette émulation sur la durée », est le credo du clan. Ainsi, à l’approche des échéances importantes, Jean lui-même prend les élèves de Gilles par groupe de trois, les conduit dans la salle de 120 m2 communicant avec le grand dojo et, un chrono autour du cou et ses réflexes d’arbitre F3 à la baguette, instaure un tate et des vagues de 45 secondes jusqu’à explosion du cardio. Excellente occasion de savoir qui est prêt et qui ne l’est pas !
Dossard. En 2004, un an après les deux médailles de bronze individuelles de David Ducanovic aux France 2D puis 1D, l’équipe senior masculine, 5e des France 2D, monte pour la première fois en 1e division. « À cette époque les 2e div’ étaient de vrais 2e div’ » insiste Gilles Dutron. Pour son frère Jean-Pascal, ce 6 juin 2004 à Coubertin est à marquer d’une pierre rouge et blanche. « C’était immense. Notre rêve a toujours été d’avoir nos noms inscrits sur un dossard collé dans notre dos. Avec cette qualification, nous concrétisions enfin cela. Nous avons tous pris la douche en kimono, sommes rentrés de Paris jusqu’à Givors en chantant debout dans le minibus… C’était magique. » Un an plus tard, un mémorable 4 juin 2005 à la Halle Carpentier, le club franchit un nouveau cran, avec le bronze par équipes aux France 2D. « C’était le moment ou jamais pour notre génération » analyse avec le recul « Doud », conscient du vieillissement de troupes sur la brèche depuis près d’une décennie mais tellement fier du chemin accompli par ses « gones », lui qui a la franchise rare d’assumer être « davantage passionné par la compétition que par le judo ».
Tripes. « Pour que les champions restent champions, il faut que tout le monde s’y mette » rappelle Jean-Pascal, dont les avis tranchés – « un grand judoka est un ancien bon compétiteur qui forme, point » – et le regard d’aigle ténébreux ne laissent aucun doute sur sa filiation. Récemment revenu avec femme et enfants de trois années « humainement passionnantes » à Saly au Sénégal – où il aura « supprimé la société de consommation et connu le luxe inouï de pouvoir avoir tous [ses] week-ends », et où ses parents et son frère vinrent se ressourcer à tour de rôle – l’exigeant meneur d’hommes sait de quoi il parle. Avant de seconder son frère sur les cours adultes, il a mis les mains dans le cambouis plus souvent qu’à son tour. Longtemps, lui et ses 91 kg tout mouillé eurent à tenir la baraque par équipes en +90 kg. Aucun problème, tant sa détermination était d’enclume et son judo teigneux. Pour lui, l’une des clés de la réussite et de la capacité à se renouveler tient en la mobilisation sans faille des titulaires comme des remplaçants du club, à l’entraînement comme sur chaque déplacement. « C’est bien simple, nous confirmait Mathias Truffy il y a quelques années, en début de saison chacun coche sur son calendrier les dates des championnats des juniors, des filles ou des cadets et, le jour J, ils sont là pour nous et nous sommes là pour eux. » Il n’est pas rare par exemple de voir les jeunes retraités venir remettre le kim sur les 240 m2 du dojo principal de la rue Auguste Delaune, le temps d’une phase finale de préparation, afin de pousser la relève à « se sortir les doigts ». Ainsi Jordan Amoros, formé au club de 7 à 16 ans avant de monter faire carrière au Racing Club de France, à Levallois et au RSC Montreuil, revient lui aussi suer dès qu’il le peut ou saluer les copains à la salle de musculation récemment refaite à neuf, lorsqu’il passe dans la région. Héritage de papa Jean, le mur du couloir qui mène au dojo continue, saison après saison, à s’enrichir des portraits de tous ceux qui ont porté haut les couleurs du club. « Regarde un Duca [David Ducanovic, NDLR], tonne Jean-Pascal. Ce mec a vraiment marqué le club. Non seulement il reste à ce jour notre unique médaillé individuel en 1ère div depuis que Gilles a pris les commandes, mais en plus, par équipe, s’il pouvait faire tous les combats il les aurait fait. Quand tu as un mec comme ça dans l’équipe, tout le monde veut poser ses tripes sur la tables pour les autres » salue-t-il en hommage à l’ancien camarade, parti depuis à Marseille exercer ses talents dans le MMA.
Formule. Après cinq décennies d’existence, le SO Givors a notamment enregistré cette saison les départs de Valentin Jourdan (RSC Montreuil) et Yanis Djeroro (OJ Nice), mais aussi vu une Noëlle Grandjean sortir de sa retraite anticipée pour venir renforcer une équipe féminine évoluant depuis quelques saisons sous les couleurs du Judo Ouest Grand Lyon, et drivée avec succès par Rodolphe Perret (médaillées nationales junior en 2014 et 2015, après le podium senior de 2011, sous les couleurs givordines, de la génération Estelle Friquin, Delphine Canel, Fanny Cachoz ou Coralie Brisse). Gilles continue à « mettre 20-25 000 km par an à sa caisse » (dixit « Doud ») pour assurer l’ensemble des déplacements que sa charge de manager général implique. Les jalousies suscitées au plan local par la réussite du club ? Elles font toujours autant bicher Jean et Jean-Pascal, pour qui « les résultats restent la meilleure réponse », et le souvenir de la médaille olympique de Djamel Bouras – et du crochet effectué par ce dernier pour venir la montrer à son premier professeur – le plus éloquent des compliments. Vice-présidente en plus de ses fonctions d’élue aux Sports dans une commune voisine, Annie continue d’œuvrer aux côtés des autres membres du bureau pour soulager des tracasseries administratives les compétiteurs du club. Tombolas, vide-greniers, interclubs : si les cadets-juniors-seniors restent la vitrine de la réussite, ce sont toutes ces mains invisibles qui assurent à ce club aux 100 000 euros de budget le liant, la continuité et les conditions propices à un renouvellement, trois ingrédients indispensables à la performance – a fortiori dans un contexte où la base de la pyramide que constitue en France le judo dit « de province » tente d’alerter, en vain et depuis plusieurs années, le sommet de la structure sur la prise en compte de ces questions cruciales… Quant aux nouvelles ceintures noires, régulièrement challengées à l’entraînement par les anciennes pointures du club devenues entraîneurs dans les dojos satellites, elles continuent à devoir déclamer une dernière fois, lors du premier salut qui suit leur promotion, la fameuse formule apprise le jour de leur entrée dans ces locaux chargé d’histoire : « Dojo, Kano, judo, hip-hip-hip hourrah ». Avant, qui sait, d’aller un jour en valider la portée lors de miracles collectifs comme ceux des gymnases de la Barge et de l’Albanais, racontés aux premières lignes de cet article. Avec l’espoir, peut-être, d’avoir ensuite la fierté de voir à leur tour leur portrait accroché au mur de la salle par Jean en personne, et inspirer ainsi la génération suivante.
Propos recueillis à Givors, Vienne et Lyon par Anthony Diao