Entretien avec Dmitry Morozov, entraîneur en chef de l’équipe masculine russe
Première nation en judo aux JO de Londres, la Russie se trouve prise depuis plusieurs mois entre le marteau de l’affaire du Meldonium et l’enclume des scandales touchant l’athlétisme et les Jeux olympiques d’hiver de Sotchi. Comment les principaux intéressés ont-ils traversé ce semestre agité, auquel beaucoup d’observateurs trouvent, de par son systématisme, de forts accents de Guerre Froide ? C’est la question que nous avons posée à Dmitry Morozov, l’entraîneur en chef de l’équipe masculine de judo. Double champion d’Europe junior et médaillé européen senior en 1998, l’ancien -90kg est, à 42 ans, un témoin-clé des années Ezio Gamba [cf. EDJ61]. Homme de peu de mots mais aux analyses tranchées, c’est la première fois qu’il s’exprime publiquement sur ce sujet. Au nom de son équipe.
NB: une version en anglais de cet entretien est disponible ici.
Quand a commencé toute cette histoire de Meldonium ?
Je peux te dire précisément la date. C’était le 29 septembre 2015, soit un mois après les championnats du monde d’Astana.
Que s’est-il passé, ce jour-là ?
Nos médecins nous ont informé du fait qu’à compter du 1er janvier 2016, le Meldonium serait probablement interdit.
Donc qu’avez-vous dit à vos athlètes ?
Que crois-tu que nous leur avons dit ? Nous leur avons dit d’arrêter de prendre du Mildronate, le médicament qu’ils utilisent et qui contient du Meldonium.
Ont-ils respecté cette consigne ?
La plupart ont arrêté immédiatement, oui.
La plupart ? Ça veut dire que tous ne l’ont pas fait ?
Ça a été notre plus grosse et plus mauvaise surprise, malheureusement.
Mais peut-être aurions-nous dû commencer par là : pourquoi vos athlètes on besoin de prendre ce médicament, au départ ?
Tu touches là à un point clé. Il faut bien comprendre une chose : en Russie – et, avant la Russie, en URSS -, il est normal de soutenir son corps pendant les périodes d’entraînement intense. C’est culturel. Le haut niveau n’est pas une activité normale pour un corps humain. Donc si tu veux que ton corps soit capable de supporter cet effort, il faut l’aider. C’est une question d’équilibre.
Tu faisais la même chose lorsque tu étais toi-même athlète ?
Bien sûr ! En ce temps-là, le principal médicament s’appelait le Riboxin. C’était normal d’en prendre. C’était comme des acides aminés.
Donc pour toi le Meldonium est une sorte de Riboxin nouvelle génération ?
Je ne suis pas docteur mais pour ce que j’en sais, oui. Encore une fois, pour nous c’est une question de protéger notre corps. Ce n’est pas du dopage.
Début avril 2016 – trois semaines avant les championnats d’Europe organisés à Kazan, en Russie -, quatre athlètes de l’équipe russe de judo ont été déclarés positifs au Meldonium…
Oui, et je peux te dire exactement les noms, les dates et les taux. Et je t’expliquerai ensuite pourquoi ces trois points sont importants. Donc en premier c’est notre -73kg Iartcev qui a été testé positif le 6 février avec 39 nanogrammes. Ensuite c’est notre -66kg Pulyaev qui a été attrapé avec 20ng le 3 mars. Puis notre -63kg Valkova a été testée deux fois. Le 4 mars elle affichait 100ng et le 5 mars elle était à 170ng. Deux tests, deux résultats différents ! Et la dernière a été notre -48kg Kondratyeva, qui était à 750ng le 4 mars.
Donc ces quatre athlètes étaient ceux dont tu parlais, qui avaient continué à prendre du Meldonium en dépit des consignes de septembre 2015 ?
C’est plus complexe. Le plus gros problème était celui-ci : combien de temps le Meldonium reste dans ton corps ? Une semaine ? Un mois ? Un an ? Jusqu’à aujourd’hui ce point n’est pas clair – or c’est un point très important, non ? Mais oui, par exemple, Kondratyeva nous a expliqué qu’elle avait continué à en prendre jusqu’en novembre 2015.
Pourquoi a-t-elle continué deux mois de plus ?
Parce que ce n’était pas interdit jusqu’en janvier !
Qu’ont dit les trois autres pour expliquer les résultats de leurs analyses ?
Ils nous ont expliqué que le Meldonium faisait partie depuis longtemps de leur vie de sportifs. C’était sous contrôle médical, dans le but de protéger leur cœur lors des gros cycles d’exercices. Et ils ont tous arrêté d’en prendre dès qu’ils ont compris que la substance allait être interdite.
Avez-vous pris des sanctions internes ?
Oui nous l’avons fait à l’égard des médecins concernés. Car ces médecins n’ont pas été en mesure d’expliquer aux athlètes à quel point il était important qu’ils arrêtent de prendre du Meldonium – et ça je pense que c’est lié au fait que, une fois encore, jusqu’à présent nous ne considérions pas le Meldonium comme un produit dopant.
Trois semaines après, Valkova terminait 3e à Kazan, Iartcev 5e et Kondratyeva 7e, tandis que Pulyaev ne combattait pas. Pourquoi ont-ils finalement été autorisés à combattre, alors qu’ils venaient d’être testés positifs ?
Une semaine avant Kazan, Iartcev a été totalement acquitté par l’Agence mondiale antidopage (AMA), et ceci pour deux raisons : d’abord parce qu’il avait été testé avant le 1er mars et, ensuite, parce que la concentration de Meldonium dans ses résultats était inférieure à 1 000ng. Qui plus est, comme je te l’ai dit avant, la différence entre trois de nos athlètes était minime. Alors l’AMA a décidé d’autoriser les trois autres à combattre le temps de boucler son enquête.
Que se serait-il passé si ces trois athlètes avaient été contrôlés à Kazan ?
Notre stratégie était claire. Si Iartcev, en sa qualité d’acquitté, avait à nouveau été désigné pour se soumettre à un contrôle antidopage, ce contrôle aurait à nouveau révélé la présence de Meldonium. Et ce paradoxe aurait montré au monde entier à quel point la situation était ubuesque !
Et donc qu’ont révélé les contrôles effectués à Kazan ?
Nous avons décidé de les inscrire à ces championnats, avec l’espoir d’un nouveau contrôle antidopage, afin de montrer aux gens les différences qui n’auraient pas manqué d’apparaître entre le premier et le second contrôle. Mais à l’arrivée… aucun des trois n’a été contrôlé à Kazan !
En effet… Et avez-vous dû beaucoup changer vos plans sur ces championnats d’Europe ? Dans d’autres catégories également ?
Tout le reste de l’équipe était jeune car nous ne voulions pas mettre nos n°1. C’était la même stratégie qu’en 2012.
Au final, Valkova, Pulyaev et Iartcev combattront à Rio… Mais avant de commencer cet entretien, tu m’as dit que tu venais juste de recevoir un courrier de l’Agence mondiale antidopage. De quoi s’agit-il ?
Effectivement, le 30 juin l’AMA nous a adressé une mise à jour de la première notice qu’elle avait publiée le 13 avril. Cette fois elle dit que, en dessous de 1 000ng, il n’y a pas de faute. Compare avec les taux que je t’ai cités tout à l’heure. Cela signifie qu’aucun de nos athlètes n’aurait dû être testé positif. Pas un seul d’entre eux !
Comment avez-vous réagi ?
Comment crois-tu que nous avons réagi ? En disant « OK, merci, pas de problème » ? Non ! Cette histoire a fait de gros dégâts dans notre équipe. Pourquoi ? Pour rien ! Elle est arrivée moins de cinq mois avant le début des Jeux. Pendant des jours et des jours nous avons consulté des avocats et des médecins, alors que notre seule place aurait dû être sur le tapis. Qui va nous rembourser toutes ces journées perdues ? Et pourquoi cette mise à jour seulement un mois avant les Jeux ? Pourquoi pas en avril ? Si nous avions su tout cela en avril, aucun membre de notre équipe n’aurait eu à s’inquiéter de cette histoire, et nous aurions pu nous concentrer sur les Jeux comme toutes les autres équipes.
En toile de fond de cette histoire, il y a les scandales de l’athlétisme russe et des Jeux olympiques d’hiver de Sotchi…
Dans notre équipe de judo, nous n’avons jamais utilisé de substances interdites. Jamais. Et laisse-moi te dire une chose : lorsqu’Ezio Gamba est arrivé en 2008, une des premières choses qu’il a dit à l’encadrement c’était : « Je ne crois pas en la magie. Si nous voulons des résultats en judo, alors nous devons nous concentrer sur le judo. Le travail quotidien, la confiance, mais pas la magie. »
Il y a quelques jours, le 24 juillet, le Comité international olympique a décidé de ne pas interdire les Jeux aux équipes russes, et de laisser la décision finale aux fédérations internationales…
Pour moi, il n’y a rien de neuf. Cela fait cinq mois à présent que nous vivons avec cette pression. Et à présent ils nous disent : OK, combattez…
Propos recueillis par Anthony Diao
Pour en savoir plus : lire ici le courrier de l’AMA du 30 juin 2016.