Un portrait de Chris de Korte, emblématique entraîneur néerlandais
Victime collatérale de la restructuration en marche à la Fédération néerlandaise de judo [cf. EDJ50 page 12, actuellement en kiosque], le discret Chris de Korte dispense aujourd’hui son savoir auprès des voisins de la Fédération flamande aux côtés notamment des Belges Ulla Werbrouck et Koen Sleeckx ainsi que du Polonais Robert Krawczyk. Retour sur une page d’histoire qui se tourne, au grand dam de ses élèves de Rotterdam.
Championnats du monde de Paris, 25 août 2011. La place de trois des -63 kg oppose Elisabeth Willeboordse à Anicka van Emden. Lorsque les deux Néerlandaises s’avancent, surprise : chacune est accompagnée de son coach perso, Marjolein van Unen pour Elisabeth et Chris de Korte pour Anicka. Une situation inimaginable en France, même à un an des Jeux où un seul ticket par caté est à pourvoir. « C’est une décision que nous avons prise tous les quatre sur le tapis d’échauffement », rectifie van Emden, vainqueur ce jour-là et pourtant seulement remplaçante de sa rivale un an plus tard à Londres. Ce huis clos parisien sonne le glas chez les Oranje d’une approche individualiste de la relation entraîneur-entraîné. En juillet 2013, le « vieux » (75 ans) Chris de Korte s’entend signifier en un coup de fil laconique de sa fédération que les championnats du monde de Rio seront ses derniers sur la chaise. Une annonce pour le moins cavalière aux yeux de ses protégées, eu égard aux sept JO et aux multiples médailles planétaires rapportées à la nation par ce spécialiste ès ne-waza, et ce quel que soit le degré de compétence du nouveau staff. « Il aurait mérité de pouvoir choisir lui-même le jour de son départ » soupire Anicka. La double médaillée mondiale tenta en vain l’automne dernier de mener une fronde pour exiger le retour de son mentor, avant de se résoudre à travailler avec Mark van der Ham, lui-même ancien élève du silencieux sensei. Aux Europe de Montpellier, ses debriefs ne furent plus qu’informels, entre deux combats et uniquement en tribunes ou sur le tapis d’échauffement.
Mijoter. Mais qu’est-ce qu’elles lui trouvent toutes à ce féru de tai-chi-chuan et de conseils énigmatiques, à qui la -78 kg Marhinde Verkerk offrit avec émotion le 1er décembre dernier à Tokyo son ultime or en Grand chelem ? « J’ai bossé quinze ans avec lui, récapitule l’ancienne championne du monde et triple médaillée olympique Edith Bosch. Il a fait évoluer mon judo et surtout m’a appris à être une personne meilleure. Ses conseils et son calme étaient la meilleure chose qui pouvait arriver à un cerveau en ébullition comme le mien ! » Une relation que confirme Chris lui-même, avouant avoir parfois joué à laisser mijoter Edith plusieurs jours durant avant de répondre à brûle-pourpoint à une de ses (innombrables) questions, « parce que c’était le moment le plus approprié pour que le conseil lui soit pleinement profitable ». Son approche fut la même avec Marhinde Verkerk, championne du monde 2009 qui mit une olympiade à digérer son statut et dont la renaissance en cours est passée par… moins de judo. « Nous avons beaucoup discuté. J’ai fini mes études de designer, fait du MMA, de la boxe, et suis revenue doucement avec une 5e place aux Jeux » explique la vice-championne du monde 2013 et vice-championne d’Europe 2014.
Tapoter. La pédagogie du Petit Scarabée ? Il y a clairement de ça dans l’approche de ce survivant d’un autre siècle, parti en éclaireur au Japon pendant un an en 1965, à une époque où les Occidentaux y étaient volontiers associés aux cicatrices encore fumantes de 1945 – et donc accueillis comme tels [cf. EDJ19]. Longtemps, la rivalité notoire de l’école De Korte avec l’école du Kenamju d’Haarlem de Cor van der Geest rappela celle des Rivaux de Painful Gulch, cet épisode de Lucky Luke mettant aux prises plusieurs générations des familles O’Hara et O’Timmins. Avec les années, Chris de Korte est devenu ce type de sensei au sourire de Joconde qui confie n’être « personne d’important, tout au plus quelqu’un qui incite l’athlète à s’imiter et à s’oublier. Surtout ne penser à rien si ce n’est à cultiver l’instinct, réussir à faire sans faire. » Pour illustrer ces aphorismes de Père Fouras, le 9e dan aux faux airs de David Carradine froisse une feuille de papier en forme de tube vertical et la tapote du doigt, un coup vers la droite, un coup vers la gauche. « C’est ça mon rôle, tapoter légèrement ».
Mille-pattes. Pour lui le judo revêt trois dimensions. « Il y a la dimension olympique, la dimension traditionnelle et la dimension qui consiste à éduquer le corps et l’esprit des enfants. Un professeur de judo doit être compétent sur ces trois points. Il doit pouvoir enseigner les katas ; il doit pouvoir se faire comprendre des enfants ; et il doit pouvoir accompagner ceux de ses élèves qui souhaitent approfondir la question de la compétition. Mon jugement paraîtra sévère mais je pense qu’il n’y a plus aujourd’hui de professeurs capables d’enseigner correctement chacune de ces trois dimensions. Car cela demande du temps, de l’attention et de l’investissement, aussi bien de la part du professeur que de la part des élèves. Le culte contemporain de la vitesse et de l’immédiateté est un frein à l’intériorisation de la dimension martiale du judo. » Et de citer cette anecdote relative à un junior prometteur nommé Mark Huizinga : « Un jour Mark s’est incliné en tournoi contre un Belge à sa portée. Il était effondré. Je lui ai dit qu’il réfléchissait trop. » Pour lui donner un exemple tangible à méditer, le maître sort alors de sa besace la parabole du mille-pattes. « Mark, penses-tu qu’un mille-pattes se demande à chaque pas quelle est la meilleure façon de marcher ? Non. Un mille-pattes se contente de mettre un pied devant l’autre. C’est comme cela qu’il avance. Et c’est comme cela que toi aussi tu avanceras. » Lors d’une récente émission diffusée à la télévision néerlandaise et où les deux hommes étaient invités, le champion olympique de Sydney a rappelé à quel point cette simple analogie constitua un déclic dans sa prise de confiance en ses moyens et, à terme, dans sa carrière.
Ruska. En 1982, Chris passe un mois et demi aux Philippines. Il y a rencontre un puits de sagesse et le chemin de sa paix intérieure, dont il conserve quelques précieuses photos en noir et blanc scannées dans son téléphone portable. Mark Huizinga, mais aussi Théo Meijer, comptent parmi ses plus belles satisfactions d’éleveur de champions. « Ils sont parmi les rares à avoir atteint l’équilibre que nous recherchons tous entre la tête, le corps et le cœur. » Est-il professeur ? Entraîneur ? « Je ne suis rien… c’est à dire tout », dit-il dans un éclat de rire avant de se reprendre en baissant la voix. « La vie est une vaste blague. Celui qui se croit unique, spécial, ne fait rien d’autre que se construire sa propre prison. Je crois au sourire et à la liberté. » Et de conclure, mélancolique : « Il y a cinq ans au cours d’un stage, j’ai montré une astuce de kumi-kata qu’utilisait Wim Ruska. ‘Qui est Wim Ruska ?’ m’ont alors demandé plusieurs personnes. De voir que même un champion comme lui finissait par tomber dans l’oubli m’a conforté dans cette idée que le judo se pratique pour soi, pas pour les autres. Il ne faut pas viser l’or mais le progrès. Les titres sont anecdotiques. Ce qui compte c’est d’aimer. Et, en tant qu’enseignant, c’est peut-être cette dimension qui est la plus délicate à transmettre à nos combattants.»
Tous propos recueillis par Anthony Diao (L’Esprit du judo)