Il y a 41 ans, il se parait de bronze lors des Jeux olympiques de Munich

Il y a 41 ans, en compagnie de Jean-Jacques Mounier et Jean-Paul Coche, Jean-Claude Brondani remportait les premières médailles olympiques du judo français à Munich. Médecin rhumatologue en dehors des tatamis, Jean-Claude Brondani a porté haut l’idéal de l’harmonie entre le corps et l’esprit, et incarne encore aujourd’hui, par cette rare réussite, l’idéal de Coubertin et de Kano. L’Esprit du Judo était allé à sa rencontre en 2004.

D.R. – L’Esprit du Judo / Sportif de haut niveau et grand amoureux de la technique pure, Jean-Claude Brondani a porté tout en haut un certain état d’esprit.

Mon père, le sport, la médecine

Mon père est arrivé d’Italie à 11 ans. Il a travaillé jeune, tout en étant passionné par le sport, le vélo, puis la boxe. C’est par la boxe qu’il a gravi les échelons. Il a été un bon boxeur, puis entraîneur et soigneur, ensuite il a passé des examens pour devenir kinésithérapeute. À la maison, le sport était partout et on magnifiait les champions. Je me souviens d’une photo où je suis avec Georges Carpentier, le grand boxeur français de l’époque. Malheureusement je l’ai perdue. Malgré tout, il ne m’a jamais poussé ni rien demandé. Bien qu’il ait eu l’œil critique, il ne s’est jamais immiscé dans ma vie de sportif et n’a pas transféré ses ambitions sur moi. Il était tout de rigueur et de discrétion. Il en imposait. Sa façon de construire sa vie m’a marqué et ce n’est pas un hasard si j’ai choisi moi aussi la voie du sport et du médical.

Abe, Pelletier et Thonon-les-Bains

J’avais le judo à la maison car mon père louait sa salle de boxe à Monsieur Leclerc, un élève de René Audran. L’ambiance était familiale, tout le monde pratiquait ensemble. Je venais le dimanche, parce que j’étais pensionnaire au lycée. Mon sport favori était plutôt le hand-ball. Un de mes amis, un passionné, est parti à un stage organisé à cette époque, celui de Thonon-les-Bains, avec Pelletier, Martel, Vallée… Quinze jours plus tard il se baladait au club, même avec les plus lourds ! Il m’a fait toucher du doigt ce que c’était que le judo. Je suis allé à ce stage où l’on enseignait la forme tout en mouvement d’Ishiro Abe et je n’en ai plus manqué un seul. Cela m’a transformé. À seize ans, je me suis laissé persuader d’aller passer ma ceinture noire, puis j’ai gagné la « Coupe des jeunes » organisée par L’Équipe. Ensuite, j’ai avancé en compétition au rythme de la structuration fédérale…

Avoir un style et en être fier

Les clubs, c’était des clans. Des écoles, avec un style bien reconnaissable, et même un mode de comportement, une vision. Nous, à St Martin, on était « les danseuses », où les « Minet Boys », parce que Minet, c’était le surnom de Guy Pelletier. On avait la réputation justifiée d’aimer le « beau geste » plus que tout, par comparaison avec les combattants du Raincy de Jean Bergougnioux, pour qui c’était la victoire d’abord, ou ceux du Club Français de Pariset et Piquemal qui étaient de sacrés lutteurs. Il y avait aussi les Racingman de Shozo Awazu, les hommes de Maisons-Alfort de Jacques Delvaux… Chacun avait son style et en était fier. Cela dit, j’ai longtemps bataillé avec Guy Pelletier pour défendre l’idée que la victoire aussi c’était important ! En équipe de France, j’ai toujours été un peu marginal car je n’ai jamais vraiment perdu cette culture de base, celle de la recherche du geste pur, du judo élaboré. C’est ma base – acquise aussi auprès de mon père qui avait été un boxeur styliste – celle qui m’a permis, je crois, de continuer la pratique avec plaisir jusqu’à aujourd’hui. Après tout, la compétition, c’est quinze ans dans la vie d’un homme…

D.R. – L’Esprit du Judo / La belle équipe de France. Les Feist, Coche, Auffray, Mounier, Vial, Brondani…

Deux chevaux en course

Le judo est devenu ma passion, mais je ne me sentais pas de devenir professeur. J’avais trop l’occasion de voir à l’œuvre des pédagogues merveilleux – je pense à Guy Pelletier, mais aussi à Georges Baudot, qui ne payait pas de mine et qui se transformait de façon étonnante une fois en judogi – pour comprendre que je ne marcherai pas sur leurs traces. Je crois aussi que, étant plutôt doué pour les études, il était important que je continue. Mes parents m’avaient donné l’exemple. Pendant toute ma jeunesse, j’ai donc eu deux chevaux en course : je préparais les événements et je revenais des championnats m’enfermer 18 heures par jour pour mes examens.

Je n’ai rien sacrifié

Il aurait fallu que je passe l’Internat à 23 ans, mais j’y ai renoncé, préférant me concentrer sur mes diplômes universitaires pour continuer le judo. Ensuite, je me suis décidé à arrêter mes études pendant deux ans pour préparer les Jeux. Il me restait une année de spécialité très dure à passer. J’en ai bavé, à 28 ans, pour reprendre, mais il fallait bien que je me décide à entrer dans la vie active ! Aujourd’hui, on ne peut plus. Il faut choisir. Je me dis parfois que j’ai peut-être perdu quelque chose à ne pas l’avoir fait. J’aurais peut-être été champion olympique, ou un membre plus réputé de la corporation médicale ? En fait je crois que je suis allé au bout de mes compétences et que j’ai enrichi ma vie par ces deux domaines, qui m’ont fait ce que je suis. Je n’ai rien sacrifié et je me suis fait sacrément plaisir…

Les Jeux de Münich

En 71, j’étais dans le trou. Je n’avançais plus, cela ne marchait plus en compétition. Alors j’ai décidé de m’y consacrer vraiment et j’ai fait ma première vraie préparation musculaire. Moi qui n’avais jamais touché une barre. À l’époque où les Soviétiques débarquaient ! J’ai fait un an complet de musculation et j’ai progressé très vite. Mon travail technique n’en a pas été altéré, car il était bien en place. J’ai fait le même judo, mais avec la puissance en plus. Aux Jeux de Münich, je m’étais élevé pour la première fois à 117 kilos. Et j’ai enfin pu poser des problèmes à Willem Ruska, le grand champion de l’époque qui allait faire le doublé olympique. Dommage que je n’aie pas fait cela avant… Je l’aurais peut-être battu ce jour-là. D’ailleurs je l’avais peut-être battu ! À l’occasion du cinquantenaire de la FFJDA, j’ai vu pour la première fois un film du combat et, c’est clair, on ne me compte pas un waza-ari contre lui ! Je ne m’en rappelais pas, comme je ne me rappelle aucun de mes combats. C’est de l’instant présent à vivre. Il faudrait être un artiste, un grand écrivain pour arriver à faire passer ce que l’on peut bien ressentir dans des moments pareils…

Une médaille olympique pour mémoire

Cette médaille olympique de 1972… Aujourd’hui on est peut-être un peu blasé, mais à l’époque c’était quelque chose. Il faut se rappeler que cette année-là, les athlètes français ont dû faire treize médailles et que, sur cinq engagés, les judokas en ramenaient trois ! Cela a eu un retentissement phénoménal. Ce bronze valait de l’or. On m’en parle encore… Si j’avais perdu le mauvais combat, tout le monde m’aurait oublié.

1968, de Lausanne à Paris

En fait, mes meilleurs souvenirs de compétition sont plus anciens que les Jeux de Münich. Il y en a deux : le titre de champion de France toutes catégories auquel nous attachions tous à l’époque – moi en particulier car c’était celui de la tradition japonaise – une très grande importance. En 69, j’ai battu Jean-Paul Coche. Je réalisais mon rêve. Le second remonte à 1968, aux Europe par équipes de Lausanne.  Avec Feist, Coche, Guichard, Clément on bat les Russes. C’était tellement énorme que j’en ai gardé un souvenir incroyable ! Hélas, personne n’en a rien su. On est rentré dans un Paris désert. C’était le mois de mai…

D.R. – L’Esprit du Judo / La puissance, conviction, et la technique Shin-Gi-Taï…

La fatigue et l’amitié

Maurice Gruel nous disait toujours “on n’est jamais aussi fatigué que l’on croit”. Cette phrase me revient tout le temps, encore aujourd’hui. On a tous envie parfois de se trouver des excuses pour céder, pour abandonner. Le judo m’a aidé à en prendre conscience. Aller au bout de soi-même avec les autres, c’est aussi une façon de créer des liens formidables. Des préparations très dures à l’étranger ont créé des amitiés indéfectibles… même avec ceux qui furent par la suite des adversaires politiques ! Ce lien, c’est aussi une connaissance de l’autre qui va au-delà des discours et des poses. On a tous craqué tour à tour, on a tous vu chacun des autres comme il est au-dedans, sans fard, et on était là pour eux comme ils étaient là pour nous.

On ne peut plus se mentir…

C’est ce genre d’amitié qui m’unit à Pierre Guichard, qui fut DTN pendant dix ans. J’ai fait avec lui un séjour que nous avions organisé nous-mêmes à l’université de Meiji après les Universiades 1967. On s’entraînait trois heures par jour, c’était le jour et la nuit avec ce que je connaissais en France… Pendant le temps où il a été en charge de responsabilités fédérales, je l’ai accompagné en occupant de nombreux postes (membre du comité directeur, médecin fédéral, président de la commission des grades)… C’était une façon de continuer une aventure avec des potes. Ensuite je me suis retiré progressivement.

Judo et dopage

Pendant longtemps je n’y ai pas cru. Je pensais avec une grande naïveté que notre cadre moral, notre idéal plus strict que dans la plupart des sports nous mettaient à l’abri. Aujourd’hui, j’ai changé d’avis. C’est l’évidence : comme tous les sports de haut niveau, le judo peut être frappé. Il faut en être conscient. La dérive est prévisible. Là encore, plus que tout le reste, c’est une vision saine de la place de la compétition, de son sens, qui peut contribuer à nous protéger. Le judo a un rôle essentiel à jouer dans la préservation d’un sport moral.

D.R. – L’Esprit du Judo / Tenri, Japon, 1967. Avec Pierre Guichard, il s’entraîne sous l’oeil des professeurs Hashimoto et Koga.

Le plaisir de pratiquer

Il y a une dizaine d’années, j’avais commencé à mesurer les effets de la spécialisation en compétition et le problème qu’elle posait : créer une fracture avec la pratique de club. Tout le monde ne pouvant pas ou ne souhaitant pas devenir compétiteur, j’avais suggéré de proposer parallèlement une pratique de « randori-plaisir »*, valorisant le jeu, l’ouverture, l’échange… Je suis heureux de voir que ces préoccupations sont de nouveau à l’ordre du jour.

La blessure

Le judo est une discipline dans laquelle on n’est pas à l’abri des blessures. J’ai eu la chance pour ma part d’éviter la plupart et je n’ai pas de séquelles de ma longue carrière de compétiteur. Je le dois en partie au type de judo que j’ai pratiqué, plus technique que physique… Mais ce que je constate comme médecin c’est que l’apprentissage de la douleur, voire de la blessure, permet de cerner beaucoup mieux nos limites physiques et mentales. On se connaît mieux, on sait aller plus loin. Les atteintes du vieillissement sont dures pour tout le monde, mais les gens qui n’ont jamais eu cette discipline et ne sont pas habitués à la douleur la vivent beaucoup plus mal.

La beauté du geste

Personne ne m’ôtera de l’idée qu’en judo, c’est la beauté qui compte plus que tout le reste. La beauté du geste, des attitudes, de l’histoire… Moi, mes admirations vont à Okano, Minatoya, Sasahara, aujourd’hui Inoue, mais aussi à Le Berre, Auffray, Parisi, Alexandre, Mellilo, qui était si explosif, Lemaire… Tous ceux qui sont capables de projeter sans effort apparent. Mais j’ai aussi le souvenir de Geesink à Paris en 61 empêchant ses admirateurs de monter sur le tapis, de Parisi balançant l’immense Russe Tiourine avec autant d’élégance que de sobriété. Le contrôle de soi, la noblesse d’attitude, le geste parfait… Voilà des grandes émotions, où la compétition devient aussi importante que l’art. Je pense aussi à la boxe de Robinson ou de Léonard, à la pédalée d’Anquetil, à la foulée de Lewis… Je ne fais pas de différence entre les créateurs.

L’essentiel…

Pendant mon engagement dans la politique fédérale, j’ai longtemps délaissé la pratique du judo. Et puis mon ami Raymond Yves Caraischi est venu me proposer de reprendre la pratique du kata. Depuis on se donne rendez-vous régulièrement au dojo, on s’échauffe et on pratique ensemble. Le tapis, c’est vraiment l’essentiel…

 

*JC. Brondani est notamment co-auteur de Judo et Société, des plaisirs du judo au judo plaisir, Éditions Noris Sport.

Rencontre

D.R. – L’Esprit du Judo / Jean-Claude Brondani.

« Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage

Ou comme celui-là qui conquit la toison,

Et puis est retourné plein d’usage et raison

Vivre entre ses parents le reste de son âge… »

Ces vers du poète Du Bellay vont bien à Jean-Claude Brondani. Né à Houilles dans la région parisienne, il habite désormais Carrières sur Seine, l’agglomération voisine. Il a connu certains de ses amis à la maternelle et retourne régulièrement dans le club de son enfance, dont il fut un temps le Président.

On pourrait croire qu’il n’a guère bougé de toute sa vie, fidèle à ses amitiés et à ses lieux d’enfance. Il reçoit dans sa belle maison tranquille, où les tableaux de chasse et les deux labradors sympathiques évoquent irrésistiblement le « gentleman-farmer » anglais auquel il ressemble un peu. Elégant, droit comme un très grand « i », une chevelure grise impeccable, il n’a pas beaucoup changé au cap de la soixantaine. Gentleman il l’est manifestement, tout en douceur et en politesse. Mais ce gentleman-là est allé conquérir sa toison d’or (ou de bronze), s’embarquant très loin dans l’aventure, extérieure comme intérieure. Une quête qui n’avait besoin de rien d’autre que du judo et de ses longues études médicales comme champs clos de ses exigences personnelles, de son idéalisme pudique. Jean-Claude Brondani est parti, a souffert, a combattu, s’est engagé, s’est formé comme seul de sa génération et des autres il a su le faire, cumulant toutes les réussites. Jason discret, il est revenu, goûtantdésormais dans son « petit Liré » la saveur des amitiés nouées et des souvenirs. Il reste l’incarnation d’une humanité qui s’éloigne, unissant dans son expérience personnelle la recherche esthétique et technique d’un artiste, la formation professionnelle mise au service des autres, la performance de haut niveau comme source de plaisir autant que de perfectionnement physique et moral.

Biographie de Jean-Claude Brondani

8e dan / 3e des championnats d’Europe en 1964 (+80 kg amateur) et 2e en 72 (toutes catégories) / 3e des Jeux olympiques de Münich 1972.

La mort du judo ?

« Jigoro Kano a inventé un système de formation dont l’idée principale était que l’éducation physique pouvait aussi contribuer à l’éducation intellectuelle et morale. C’est la même idée en Asie que celle de Coubertin pour le monde occidental. Mais sans doute que la méthode de Kano a une dimension particulière. D’abord la dimension morale y est privilégiée et elle s’appuie sur des rituels comme le salut, le grade, etc. Discipline de combat, pratique individuelle qui se fait en groupe, le judo a des atouts incomparables dans la perspective de l’éducation, des atouts qui, à mon avis n’ont pas été exploités au maximum jusqu’à présent. Même au Japon, le judo a été retiré du système éducatif.

Aujourd’hui, je ne suis pas optimiste. Ce que je crains c’est que l’on passe définitivement à côté de ce potentiel, que l’on passe à côté du judo.

Le judo peut mourir. Il y a d’innombrables activités qui sont mortes, pourquoi pas le judo ? En tout cas mourir a son ambition première qui est de contribuer à la formation individuelle et sociale. C’est que les valeurs éducatives du judo ne vont pas de soi. Il faut savoir les susciter dans la pratique et c’est d’ailleurs pour cela que j’ai un immense respect pour les grands professeurs, ceux qui forment des hommes. Mettre en avant la seule dynamique de la compétition, c’est trop facile et c’est pourtant ce que l’on fait depuis trop longtemps. La compétition est un test de valeur, mais qui doit être accompagné de notre tradition et de nos perspectives spécifiques. C’est d’autant plus important que le judo sous toutes ses formes devient très ingrat dans une société qui valorise autant la facilité. C’est sûr, “maximum d’efficacité pour un minimum d’effort” ça fait tilt, mais quand on comprend ce que ça représente de travail, cela ne marche plus ! L’époque est à la consommation, et cet esprit contamine toutes les autres logiques. On consomme du judo comme on consomme de la médecine… Ce n’est pas notre vision du monde. Alors il faut continuer à faire en sorte, au quotidien de l’entraînement, que notre code moral ne soit pas de la publicité mensongère et de donner aux plus jeunes ces perspectives de pratique qui nous ont tous formés à des degrés divers. Cela passe par une conscience des visées réelles du judo et par une transmission efficace de ses principes théoriques, de ses bases techniques, de son idéal esthétique et moral. »