Il faut parler maintenant de Shohei Ono, le monstre japonais du jour, de la médaille française… et de l’arbitrage.
Comme Hifumi Abe hier, comme Naohisa Takato avant-hier, Shohei Ono a assumé son statut de grand favori aujourd’hui, construisant avec patience ses victoires successives pour mettre le ippon attendu à chaque tour et décrocher, comme c’était là aussi attendu, cette deuxième couronne de laurier olympique. Le bonze de Tenri est monté encore plus haut dans la hiérarchie des légendes du judo. Ce fut parfois compliqué cependant, non pas de faire tomber, mais de poser les mains pour pouvoir le faire. Deux hommes ont assumé de tolérer qu’il saisisse la toile de leur judogi, l’Azerbaïdjanais Rustam Orujov, par confiance en son talent, et le Mongol Tsogtbaatar Tsend-Ochir. Orujov fut projeté avec facilité par le formidable technicien nippon. Tsend-Ochir se montra le plus dangereux adversaire du Japonais sur le plan du judo pur. L’homme neuf aujourd’hui — comme le Français Luka Mhkeidze et le Taïwanais Yang le premier jour, ou le Brésilien Daniel Cargnin le deuxième — était ce Mongol tranchant, « intrus » sur un podium composé comme hier d’une finale nippo-géorgienne et d’un médaillé coréen de la famille An. Il fallut dix minutes en finale pour que le Géorgien Lasha Shavdatuashvili consente finalement, de fatigue, à la saisie adverse et sorte de sa tactique de rupture. Comme pour celle des -66kg entre Abe et Margvelashvili, la sanction fut alors rapide. Un beau sasae pour conclure. On reverra ces images longtemps. Peut-être les dernières de Shohei Ono, vingt-neuf ans désormais, sur un tapis de compétition. Ce troisième jour des Jeux de Tokyo marque sans doute la fin d’une (grande) époque.
Une médaille par jour pour la France
Comme hier et avant-hier, la France prend une médaille et c’est une formidable nouvelle pour cette équipe nationale en passe d’écrire une belle saga, peut-être l’une de ses plus grandes pages. Pour la deuxième fois en deux jours, la combattante féminine se hisse en finale. Mais autant la n°1 mondiale Amandine Buchard était attendue à ce niveau, et même potentiellement sur la plus haute marche, mais fut battue sans discussion possible, autant le magnifique parcours de la jeune Sarah-Léonie Cysique était plus espéré que vraiment attendu, et c’est pourquoi la façon dont elle est privée de combat dans cette finale est vraiment frustrante. Après avoir sorti la championne du monde en titre Jessica Klimkait en demi-finale, se faire disqualifier dans le combat décisif pour un geste dangereux pour sa propre santé est plutôt dur à encaisser, surtout quand cette décision est aussi contestable ! Pour le comprendre, il faut entrer un peu dans le détail. Que dit la règle, telle qu’elle est rédigée dans le « IJF – Sport and Organisation Rules » de juillet 2020 ? Qu’il est interdit de « “Plonger” la tête la première sur le tatami en se penchant vers l’avant et vers le bas pour exécuter ou tenter d’exécuter des techniques telles que uchi-mata, harai-goshi, kata-guruma etc. ». Que faut-il comprendre à cette façon un peu ambigüe de présenter les choses ? Que pour éviter une atteinte grave à la colonne vertébrale, le fait de se jeter vers l’avant dans l’axe de la colonne pour aller chercher un appui au sol avec la tête en tâchant d’entraîner l’adversaire derrière soi est un geste assez grave pour valoir une immédiate disqualification. En effet, le poids du corps de Uke venant derrière peut alors léser gravement le combattant au niveau du cou, si celui-ci était amené à se plier dans l’axe sous la contrainte. Mais les situations sont délicates à interpréter. Par exemple, le héros du jour, Shohei Ono, a souvent tendance à prendre appui sur la tête pour son uchi-mata remarquable, mais sans « plonger vers l’avant », il part plutôt dans un mouvement latéral, où le cou n’est pas soumis au risque d’une pression. Et Sarah-Léonie ? Sur le mouvement sanctionné, elle part dans un mouvement de projection vers l’avant, c’est souvent le cas quand on veut projeter, mais pas « tête la première », selon la formule. Elle tourne suffisamment les épaules pour arriver sur l’épaule et le côté de la tête. C’est alors la tentative de contre de la Kosovare qui la ramène dans l’axe et lui fait subir un risque ! Mais alors, dans ce cas, n’est-ce pas plutôt une autre raison de disqualification immédiate qu’il faudrait invoquer, qu’on trouve quelques lignes plus loin du même règlement ? « Faire toute action susceptible de mettre en danger ou blesser l’adversaire, en particulier le cou ou la colonne vertébrale de celui-ci ». Et dans ce cas, c’est la Kosovare qu’il aurait fallu disqualifier pour son geste !
En vérité, comme manifestement l’arbitre au centre du tapis souhaitait le faire, il aurait fallu donner quelques secondes à la Française pour reprendre ses esprits et, puisqu’il n’y avait pas d’intention pernicieuse, ni de prise de risque évidente d’un côté comme de l’autre, et en considérant qu’il s’agissait tout de même d’une finale olympique qui se jouait, permettre aux deux combattantes de reprendre leur débat.
Cette situation, dont on parlera longtemps, est symptomatique des difficultés qu’éprouve le judo mondial à trouver la bonne formule dans sa gestion de l’arbitrage. C’est ainsi que, depuis trois jours, on assiste à une discrétion inhabituelle – ce n’était pas le cas cette fois malheureusement — de l’ensemble du corps arbitral, qui a semble-t-il plus ou moins décidé une pondération globale plutôt bienvenue. Mais la côte, du coup, est encore mal taillée. Ainsi le combatif géorgien, adversaire du Japonais en finale, fut autorisé pendant dix minutes à lutter pour empêcher Shohei Ono de poser ses mains sur lui, mais Ono fut pénalisé par deux fois tout de même et se retrouvait, alors qu’il ne visait qu’à « produire du jeu » à portée d’une troisième, et disqualificative, sanction. Un pied dehors, un passage de tête sous le bras, et le meilleur combattant de cette génération aurait pu recevoir un hansokumake lors de sa seconde finale olympique.
En attendant, sur cette décision de la supervision vidéo, la jeune Française de vingt-trois ans rate une occasion qui ne se représentera peut-être jamais d’atteindre le graal suprême, et la France de se retrouver ce soir avec une nouvelle médaille d’or dans son escarcelle, la deuxième tous sports confondus. C’est une lourde responsabilité qu’ont prise les superviseurs de la table centrale. Leur intervention était-elle absolument juste et nécessaire ? Répétons-le, c’est tout à fait discutable.
Le Kosovo devant les Japonaises
C’est le Kosovo qui tire les marrons du feu de cette décision spectaculaire. Après Distria Krasniqi, brillante en -48kg, Nora Djakova apporte une nouvelle médaille d’or olympique à ce pays nouveau qui n’en comptait qu’une, venue du judo déjà, celle de Maljinda Kelmendi en 2016 à Rio. Avec ces deux titres féminins, le Kosovo domine pour l’instant le classement des nations chez les féminines, en battant notamment à chaque fois la Japonaise de la catégorie. Bien que toutes classées, les combattantes du pays hôte n’ont pour l’instant qu’un seul titre, celui d’hier en -52kg pour Uta Abe. Le Japon continue néanmoins de faire la course largement en tête, plaçant depuis le début ses six combattants sur le podium, dont Ono était le quatrième en or. Les garçons sont impeccables avec trois titres en trois jours ! Une première dans l’histoire du judo olympique japonais depuis les Jeux de… Münich en 1972. Une performance déjà réussie en revanche aux championnats du monde 2013 et 2017 avec certains de ces combattants déjà. Avec déjà quatre titres, une médaille d’argent et une de bronze, la délégation de Tokyo 2020 fait mieux qu’à Rio 2016 et Londres 2012, et presque aussi bien en trois jours qu’à Pékin en 2008, à une médaille de bronze près. Il reste quatre jours au Pays du Soleil Levant pour en ramasser beaucoup d’autres. Mais la France, qui joue pour l’instant placé dans cette partie de go, a encore de très belles perspectives à venir, et notamment dès demain avec la quintuple championne du monde Clarisse Agbegnenou.