Le parcours de ce grand chef étoilé est à (re)lire ici

Régulièrement, L’Esprit du Judo vous propose de partir à la (re)découverte de judokas au parcours singulier. Judokas avant tout, ils sont devenus musiciens, entrepreneurs, chefs étoilés, directeurs de festivals, membres d’ONG… Ils y mettent la même intensité et le même engagement sincère que sur le tatami.

Premier itinéaire avec le chef étoilé du Mandarin Oriental Thierry Marx, que nous avions rencontré pour l’Esprit du Judo n°47. Chef étoilé et ultramédiatisé à la tête des cuisines du luxueux hôtel du Mandarin Oriental, rue Saint-Honoré à Paris où il nous avait reçus, jury du concours Top Chef sur M6 plusieurs saisons, Thierry Marx, on le sait moins, poussa la porte d’un dojo avant celle de sa première cuisine. Judoka, kendoka aussi, une heure d’entretien pour une discussion à la fois riche et simple comme celle que l’on aurait pu avoir avec un camarade de club sur le bord du tapis en fin de séance ou autour d’une bière. Ses premiers judogis, son Japon, des parallèles entre la pratique et la cuisine… Son objectif de judoka ? « Être droit, être le camarade sur lequel on va pouvoir compter.» Découverte d’un amoureux du judo, de son engagement (Il s’est énormément engagé encore depuis cet entretien, notamment auprès de Benoît Campargue, NDLR), de sa sincérité dans la pratique.

« Mon premier choc avec le Japon a eu lieu… dans un cinéma ! Je croyais aller voir un film chinois. Je me suis retrouvé devant La trilogie samouraï, le film de la vie de Miyamoto Musashi. Long, très long, nous étions quatre dans la salle… Mais je me suis dit : je veux être un combattant.» Ainsi rêve dans les années 70 le gamin de Ménilmontant, petit-fils d’émigré polonais que rien ne prédestinait au Budo pas plus qu’à la cuisine. Premiers fonds de kims usés à la maison des jeunes rue du Borrégo auprès de « monsieur Gardette » précise-t-il et rue la Bidassoa, dans le 20e arrondissement de Paris. Et des rencontres, très vite, comme un Japon qui vient à nouveau à lui. « Je me souviens de l’enseignement de Michigami sensei (sic), d’Awazu sensei, mais aussi de l’engouement autour de la famille Pariset ». Le futur chef doublement étoilé écoute avec gourmandise, sue avec le sentiment d’avoir trouvé quelque chose. « J’ai rencontré un univers, cela m’a cultivé. J’ai compris ce qu’était un partenaire, l’importance du kumikata, le plaisir de faire. J’ai appris de ces transpirations mêlées dans le combat mais aussi dans une logique de progrès, dans cette façon de s’étriller avec beaucoup de fraternité finalement.» Le soufflé ne retombera pas. «On a du quitter les quartiers populaires pour trouver soi-disant mieux… On s’est retrouvé dans des barres de 1000 logements assez pourris.» « Coup de pot » (sic), il y rencontre la famille Cattanéo, qui enseigne à Champigny-sur-Marne. C’est là que le judo va définitivement le “protéger”. Pas de la délinquance, mais de rester dans la cage d’escalier. J’ai encore en tête l’image de ces enseignants de judo qui prenaient leurs bagnoles, nous emmenaient aux compétitions, préparaient nos kims, nous disaient comment nous tenir »…(Il réfléchit) « Les tapis vert et orange que l’on montait et démontait dans le gymnase de basket de Champigny avant d’avoir notre dojo, j’en ai encore l’odeur. »

Durant ces années 1970, il file aussi voir les champions s’entraîner, à l’Insep, tout proche. « Je revois devant moi comme si c’était hier Thierry Rey, Roger Vachon, Jean-Luc Rougé, Jean-Paul Coche… Pour nous, c’était des idoles, l’élite du judo mais aussi un certain modèle de réussite. On espérait… Notre rêve, c’était de nous entraîner là, un jour.» CAP de cuisinier en poche à 16 ans, le jeune Marx s’engage comme parachutiste dans l’infanterie de marine. Il sera casque bleu au 3e RPIMA lors de la guerre du Liban en 1980. Il a 18 ans. « Là aussi, j’ai trouvé des valeurs de fraternité, d’engagement et de douleur partagée. » Une expérience traumatisante avant un parcours hors norme dans la cuisine française dans les plus beaux palaces, auprès des plus grands chefs. De Sydney à Paris, en passant par Hong-Kong et… Tokyo, forcément.

La passion du Japon
Ceinture noire à 20 ans, il passera ensuite ses grades (Il est 3e dan, NDLR) au Kodokan, son « dojo de prédilection. L’image de ces judogis suspendus au plafond au Kodokan comme des habits de mineur, j’en avais rêvé. » « Le Japon et le judo au Kodokan, ça a été une opportunité avec un statut étudiant/travail. Cela m’a permis de m’intégrer autrement dans le pays que par le seul prisme de l’expatriation. Sans doute l’ai-je connu un peu mieux grâce à la pratique qui m’a permis d’entrer au Japon par l’intimité du pays. Le Japon que j’aime, c’est celui-là, pas celui de l’électronique ou du manga mais celui d’un esprit et d’un corps en tension. Un patrimoine culturel que le Japonais ignore souvent lui-même puisqu’il n’a pas de référence au passé. S’il y a bien un pays où j’ai découvert qu’il n’y avait pas de conflit entre la tradition et l’innovation, c’est au Japon », explique ce collectionneur de vieilles armures. Passionné… mais capable d’une prise de distance, comme le kendoka qu’il est devenu il y a quelques années pour compléter sa pratique. « Un prof japonais à Miyazaki m’a donné ce bon conseil : “Il faut que tu aies le judo dans ta vie mais pas ta vie dans le judo”. Il avait raison. On peut aussi se tromper, devenir plus Japonais que les Japonais en étant jusqu’au-boutiste dans la recherche de la pratique. Je vois des pratiquants qui se sont tatamisés (sic) sans même être allés au Japon. C’est alors le risque de se raconter une histoire qui n’est pas la bonne », analyse celui qui prend la peine de faire coïncider ses séjours réguliers dans l’Archipel avec le Grand Chelem de Tokyo ou le Zen Nihon. Un judogi sous le bras, toujours. Quelques partenaires d’entraînement peuvent en témoigner.

À Pauillac, 70 licenciés
Chef au Relais et Château Cordeillan-Bages à Pauillac, dans le Médoc, de 1996 à 2005, il enfourchait sa grosse cylindrée pour se rendre à Gujan Mestras où au dojo de Pauillac. Joël Lafforgue, président de ce club de 70 licenciés, se souvient « de la profondeur du personnage. Il venait deux fois par semaine au Cosec comme n’importe qui. Sans doute parce que le judo, comme la cuisine, ça sort du ventre .» Denis Pariollo, professeur au club depuis 1966 a vu « un combattant heureux qui aime la fraternité du tapis. Il vit sa vie de judoka simplement sans rien revendiquer et n’hésite pas à pousser la porte quand il revient, lui qui a gardé sa maison à Pauillac. » Son parcours de pratiquant sincère, la camaderie, la rectitude, la tenue… Tout ça, il l’a amené avec lui dans chaque cuisine où il est passé, tentant de transmettre à son tour à chacun des membres de sa brigade. Au restaurant « Sur-mesure “installé au sein du prestigieux Mandarin Oriental à Paris” le code d’honneur du judo est affiché dans tous les bureaux de cette maison.» Un peu cheap ? « En tout cas c’est un message d’une grande puissance, sur le tapis, dans la société française comme dans l’entreprise. Ça ne dit peut-être pas tout mais ça nous renvoie à l’essentiel : cela fait comprendre à des gamins qu’il n’y a pas d’ascenseur social, que ça n’existe pas. Il y a l’effort physique à engager pour gravir l’escalier. Après, il faut que cette société soit juste pour que les marches soient équitables pour tout le monde, mais le code moral permet de répéter un certain nombre de valeurs (parole donnée, amitié, fraternité) avec une grande force, celles selon moi dont on a besoin pour réussir. »

Judo et posture
« Ce que je regrette du judo, c’est que l’on ne travaille pas suffisamment tôt le kata et qu’on ne le découvre qu’au passage de la ceinture noire. Plutôt que de rentrer dans une pratique dure, avec du te et du ne-waza pendant 6-7 ans, on devrait rapidement enseigner le kata. Le kata, ce sont des mouvements très esthétiques qui, une fois intégrés, permettraient une pratique mieux comprise et un judo peut-être moins musculeux. Ce serait comme apprendre une leçon avant de faire ses exercices. Je veux croire que cela a du sens. J’aimerais voir cette valeur martiale du judo. Je comprends la nécessité de la musculation et de l’engagement, mais quand on a appris l’ADN, on fait mieux le geste. Ce qui est étonnant, quand je vous raconte tout cela, c’est que je vous raconte mon métier de cuisinier : on a l’impression que le judo, ce serait une somme de prises à apprendre et que le métier de cuisinier, ce serait un nombre de recettes à connaître. Or, c’est complètement faux ! Au judo, c’est la gestion du temps, de l’espace et du geste. En cuisine, c’est pareil. Et puis il y a la posture, celle du travail et celle de l’esprit. Celle-là est importante parce qu’elle vous inscrit dans le présent. Et pas en demi-teinte. Ce sont des paramètres que le judo m’a apporté… sans jamais m’en rendre compte quand j’avais 14 ou 15 ans. Ce qui comptait alors, c’était évidemment de se foutre sur le gueule, contre Fontenay-sous-Bois ou d’autres. On y allait pour la chougne, la castagne. Après, j’ai compris l’esprit de Kano. Sans doute n’a-t-il pas été le judoka du siècle, mais il a fait mieux : il a fait en sorte que le judo puisse construire un homme. Kano a mis en place les fonds baptismaux d’une discipline qui doit faire grandir l’être humain avant même le judoka. C’est formidable ! Le judo, c’est l’harmonie. Et l’harmonie, c’est ce qui permet la réussite d’un projet. C’est la trace la plus indélébile que le judo a laissée en moi.»

Passifié
À tout juste 51 ans (Il en aura 61 ce samedi, NDLR), cette star de la cuisine française est un hyperactif tendance tatami. « Je commence très tôt le matin et, au moins quatre après-midi par semaine, je suis dans une discipline sportive. Au judo à Levallois, au dojo de la Cour des Lions dans le 11e arrondissement, au kendo avec Pierre Delorme dont j’ai fait la connaissance et qui a compris l’essentiel de l’art du combat, la prise du centre, etc. C’est passionnant ! J’aime retrouver mon sac, mon kim, ma ceinture. Quand je reviens au boulot, je suis redynamisé. Le judo, ça me passifie. C’est ce moment que je comparerais à de l’escalade quand on vous demande de vous écarter de la paroi pour mieux voir la prise suivante. C’est tout cela que peuvent vous apporter le judo et le kendo dès lors que vous êtes un pratiquant honnête.»

Ono, Riner et les autres
Sa pratique et l’oeil, entre dix projets par jour et un tour par l’INJ, sur les stars du moment, toujours. « Mon grand plaisir, c’est le Tournoi de Paris. J’étais aussi à Londres pour les Jeux. Je n’ai pas pu me rendre aux mondiaux de Rio car j’étais au Japon à ce moment-là. Mais j’aime voir la naissance des grands judokas. J’ai vu Ono sur YouTube. Son judo à gauche, à droite, avec ce tatemae japonais, ce visage figé sur lequel on ne lisait rien. Je me suis dis “whaou !”. Je me souviens qu’à l’époque Yamashita, à cent pas, tu sentais que c’était un grand judoka. J’ai vu aussi l’engagement et la classe d’Ugo Legrand, un artiste. En revanche, quand je regarde certains combattants, je m’interroge : je suis un peu étonné de voir cette génération, à mon avis beaucoup plus forte que les précédentes, mais à qui il manque parfois le sourire, ce plaisir d’y aller et d’en découdre. Je vais être honnête : cela m’avait un peu choqué avant les JO de Londres où j’avais vu l’équipe de France. Aujourd’hui on a l’impression que pour faire guerrier, il faut mettre le masque. Or regardez le Brésil, regardez Iliadis, regardez Teddy – dont je regarde les vidéos en me disant bêtement “j’attaquerais là, je tirerais ici” (rires), la positivité et la disponibilité d’esprit apportées par leur attitude rayonnent dans leur judo ! ».