Kiné emblématique durant des années des équipes de France de judo mais aussi de dizaines de judokas anonymes, Jean Fasihpour est décédé. Il y a trois ans, quelques semaines après sa retraite officielle, L’Esprit du Judo était revenu sur cette vie de judo, sa paire de paumes au chevet de la performance, homme pudique quant à sa vie privée mais intarissable sur une discipline qu’il n’aura paradoxalement jamais pratiquée. C’était Jean. À ses proches, toute la rédaction adresse ses sincères condoléances.
Il était une fois, il y a quarante ans…
« J’ai ouvert un cabinet en 1977 avec Bernard Achou, un copain de promo. Nous avons ensuite eu l’opportunité de faire des vacations à l’Insep tant en hand qu’en tennis ou en judo. Bien que n’étant pas issu du sérail, cette la discipline me plaisait bien. Lorsqu’André Maquet, le kiné d’alors, décida de passer la main en 1981, Bernard et moi nous répartîmes le travail en fonction de nos contraintes familiales respectives. Ayant des enfants en bas âge, il était plus simple pour moi de m’occuper des juniors. C’est ce que j’ai fait jusqu’aux Jeux de Séoul, en 1988, à la suite desquels Bernard a à son tour passé la main et où je suis devenu kiné chez les seniors. J’ai conservé ces fonctions jusqu’en 2008, tout en étant, entre temps, devenu kiné référent des équipes de France depuis les JO d’Athènes. De 2008 à aujourd’hui, j’ai cessé de voyager avec l’équipe pour me consacrer exclusivement à l’Insep. »
Des douleurs terribles et des joies immenses
« Appartenir à une équipe de France, c’est partager un quotidien privilégié, souvent ponctué de joies immenses mais aussi de douleurs terribles. Pêle-mêle, je me souviens de la défaite surprise de Stéphane Traineau contre un Américain inconnu aux JO de Barcelone, de la détresse silencieuse de Lucie Décosse après son échec inattendu en finale à Pékin, de celle d’Yves-Matthieu Dafreville le lendemain, après le travail de tarés auquel nous nous étions astreint pendant des semaines pour qu’il soit prêt à temps. Avons-nous mal géré la coupure avant sa demie ? Peut-être. Tout ce que je sais, c’est que les deux derniers combats semblaient être à sa portée et qu’il a fini 5e. Nous avions tellement mal pour lui à son retour en salle d’échauffement… Je me souviens aussi des moments où j’ai appris les tragiques disparitions de Jean-Louis Geymond, Thierry Harismendy ou Philippe Pradayrol. Il n’y avait pas et il n’y a toujours pas de mots… À l’autre bout du spectre, il y a heureusement eu des moments fabuleux. Je pense au doublé de David à Chiba, à la remontée de Bouras face à Koga à Atlanta, au sacre de Demontf’ aux mondiaux 2001… J’ai rarement pleuré en public mais ce fut le cas après Pékin, lorsque Patrick Rosso prit l’initiative d’organiser une réunion pour que j’officialise devant tout le monde ma décision d’arrêter de voyager avec l’équipe. C’était déjà bien plus qu’une page qui se tournait. »
Réarmer des guerriers qui piaffent
« Mon rôle à l’Insep était de réarmer des guerriers qui piaffent. Réparer l’armure du soldat, lui redonner de l’amplitude et de la confiance dans ses mouvements, mais aussi – et souvent – le freiner. Dans le haut niveau, savoir prendre le temps, ça s’apprend et se réapprend à chaque palier d’une convalescence. Alors, quand je vois revenir des Maëlle Di Cintio, des Florent Urani ou des Joseph Terhec, dont le corps a lâché à répétition ces dernières années, j’ai aussi mal qu’eux et je fais tout pour remonter avec eux. Cela prend le temps que ça prend, mais au bout du truc, tu as parfois des moments magiques comme la médaille olympique puis le titre mondial de Fred Demontfaucon, alors qu’il venait de passer plusieurs années à enchaîner opérations des deux genoux et rechutes. Quand le palmarès d’un athlète est plus fourni après sa blessure qu’avant, quelque part c’est que chacun, de l’athlète au staff, a bien fait sa part de boulot. »
Tous des Martiens !
« Certains patients disent que mes séances sont tellement dures qu’ils sont ensuite presque soulagés de reprendre le judo. C’est vrai que je ne les lâche pas, mais il faut voir les monstres de volonté que j’ai entre les mains : ce sont tous des Martiens ! Cette dureté est, je crois, propre aux sports de contact. À force de se frotter à l’autre, ces athlètes développent un mental qui n’est pas celui du sportif lambda. Et il faut croire que c’est contagieux puisque, dans l’autre sens, j’ai la réputation d’avoir sale caractère. Je ne le nie pas, mais je nuancerais plutôt : si être un champion demande du caractère, alors être quotidiennement au contact de champions demande aussi du caractère [Sourire]. C’est une question de répondant, sinon vous vous faites rapidement déborder ! Alors parfois, oui, c’est allé au clash. J’ai ma part de responsabilité – je ne prétends surtout pas être le pote de tout le monde – mais aussi des principes avec lesquels je n’ai jamais voulu transiger. Le temps dira si c’était un défaut [Sourire]. »
La base, le drapeau
« Pour moi, la base de tout c’est de respecter l’équipe de France. De la même manière qu’un athlète respecte le tapis, il doit respecter le médical dès lors qu’il entre dans ce local. Un kiné est d’abord là pour les athlètes, à l’écoute, à leurs côtés sur le chemin – rarement rectiligne – qui conduit jusqu’à la performance. Nous sommes une aide mais en aucun cas des larbins car, en retour, les athlètes ne doivent pas oublier que, au bout du bout de la chaîne, ils représentent le drapeau tricolore. Ce statut leur donne des droits mais aussi des devoirs. Je fais peut-être vieux jeu en insistant sur ce point mais cela me paraît être la base. De la même façon que retirer sa casquette ou ses écouteurs allait de soi pour la génération précédente, à présent je demande à ce que le téléphone soit posé sur la console en entrant. Lorsque nous sommes ensemble, nous sommes ensemble. Respecter les lieux, leur histoire et ceux qui, comme nous, aident dans l’ombre à l’écrire, pour moi ça fait sens, au même titre que l’engagement mutuel dans le travail. Ça peut occasionner des frictions mais, en général, une fois que tout cela est intégré, les athlètes se passent ensuite le message entre eux. »
À la guerre comme à la guerre
« Il y a eu des paris fous et des contre-la-montre de funambules. L’épaule de Teddy avant les Jeux de Rio ou celle de Céline Lebrun avant ceux d’Athènes, le genou de Barbara Harel qu’il a fallu retaper deux mois et demi avant les mêmes JO d’Athènes – en 2006 en Finlande elle aura d’ailleurs un geste émouvant après sa victoire en finale des championnats d’Europe de Tampere, puisqu’elle montrera dans ma direction ce genou sur lequel nous avions tant travaillé ensemble pendant deux ans… Une autre anecdote ? En 1995, 48 heures avant d’entrer en lice aux mondiaux de Chiba, Stéphane Traineau s’est donné une sévère entorse à la cheville en descendant du trottoir dans l’obscurité lors des derniers mètres du dernier footing pour perdre ses derniers grammes. Il était trop tard pour faire venir un remplaçant, alors à la guerre comme à la guerre : j’y ai passé tout le temps qu’il nous restait jusqu’au début de sa compétition. La nuit, j’ai mis mon réveil à sonner toutes les deux heures pour venir le drainer, je lui ai bricolé une semelle spéciale pour protéger son scaphoïde… À l’arrivée, il fait 3e, quatre ans après son titre mondial de 1991. Pour lui comme pour moi, c’est une belle place, mais ça ne remplacera jamais le second titre mondial qui lui tendait les bras s’il n’y avait pas eu cet accident. »
Pas eu le temps de voir passer le temps
« Une sacrée page s’est tournée avec mon départ à la retraite au soir du 31 mars. Cela suscite en moi des sentiments ambivalents, un mélange de fierté et de mélancolie. Nul n’est irremplaçable, n’est-ce pas ? J’ai eu un cabinet pendant 18 ans. Quand j’ai commencé à l’Insep, nous étions dans un local de 9m2 qui ne sentait pas très bon et je portais la moustache. Aujourd’hui, nous avons de super équipements, les gens me donnent du Pépé Jeannot et je n’ai pas eu le temps de voir passer le temps. En fait, durant toutes ces années je n’ai jamais vraiment déconnecté : il y avait toujours quelqu’un à soigner, à rassurer, à encourager, à féliciter… Aujourd’hui, je passe le relais à Franck Housset, que j’ai eu comme stagiaire il y a une trentaine d’années, et je sais que le camion est entre de bonnes mains. De mon côté, j’ai une maison dans le Sud, une femme, des enfants et des petits-enfants auxquels j’aimerais consacrer les années qui viennent… Les athlètes me disent souvent que la retraite est une petite mort. Moi, je veux me dire que c’est plutôt le coup d’envoi d’une nouvelle vie. J’ai toujours pris soin des autres, il est temps de prendre soin de moi. »
Par Anthony Diao, L’Esprit du Judo n°68, juin-juillet 2017