Un tout petit peu plus de cinquante ans dont la moitié, déjà, comme entrepreneur en tant que PDG de Double D, pour une vie de judo. Compagnon de chambrée de David Douillet, devenu son associé de la première heure, Cédric Dermée est un fou de judo. Nous avons dressé son itinéraire il y a quelques mois.

Cédric Dermée / Photo : Antoine Frandeboeuf – L’Esprit du Judo

Tout commence sur le tapis
« Notre première rencontre remonte aux France cadets 1983. Ce jour-là, je bats David. Je suis le petit bourgeois du Racing qui bat le gars de la campagne. En tribunes, nos parents s’invectivent un peu, ça nous fait marrer, c’est le début de notre histoire. Quelques semaines plus tard, nous sommes sélectionnés pour un stage au Japon. À la rentrée, nous voilà à l’INSEP, tous les deux dans la même chambre du bâtiment des mineurs, pendant deux ans. À cette époque, mes parents vivaient aux États-Unis. Je ramenais aux copains des trucs qui n’existaient pas en France. Et l’idée est venue d’en faire un commerce. J’avais aussi en tête une phrase de Jean-Louis Geymond (vainqueur du Tournoi de Paris et de la Coupe Kano 1990, décédé prématurément d’un cancer en 1991, NDLR) : « Si je ne suis pas n°1 à 25 ans, j’arrêterai ». J’ai fait mon bilan : je n’avais pas assez de gabarit pour les lourds. En mi-lourds, il y avait Stéphane Traineau, et bien d’autres à l’époque. Le très haut niveau ne se contentait pas de quelques médailles par-ci, par-là. Il était préférable de me tourner vers ma seconde vie. Je suis content d’avoir été lucide là-dessus. Après dix ans d’INSEP, j’ai vraiment eu ras-le-bol du judo.»

De Shinohara à la Foire canine de Reims
« Avec David, nous avons été associés dès le début, avec Anthony Damaisin. Double D fête d’ailleurs ses vingt-cinq ans cette année. Mes parents (son père fut aussi son premier professeur au Cercle Maillot à Paris, NDLR) étaient dans le commerce. Lorsque j’étais à l’INSEP, Paulette Fouillet m’avait conseillé de faire un DUT de commerce. Je l’ai eu. Aux débuts de Double D, nous avons fait la Foire de Paris deux fois, et toutes les autres, à Marseille, Bordeaux… Tout cela m’éloignait doucement du judo. Lors de mon dernier tournoi de Paris, en 1995, je perds au premier tour contre Shinichi Shinohara. Il me repêche et je dois attendre pour recombattre… Sauf que ma camionnette m’attendait dehors, remplie de gants pour brosser les chiens et les chats et que j’ai été en retard à la Foire canine de Reims !»

Passer des caps
« Quelque temps après, on crée une gamme « Tipi », du matériel de camping qui nous fait entrer chez Décathlon, Go Sport, Au Vieux Campeur… Clairement, on passe à quelque chose de plus solide. C’est la première grosse étape. David ? On se sert de son image. À l’époque, il porte le judogi Adidas mais on n’a pas la licence (Double D l’obtiendra en 2005, NDLR). En 1997, on lance une gamme de fitness avec une gamme « David Douillet ». Très peu de gens ont alors un vélo d’appartement chez eux. Je découvre le vélo elliptique à Taïwan à l’occasion d’un voyage en Asie. On importe le produit et on va en vendre des milliers, notamment via le téléachat. Un succès qui nous fait passer de trois à vingt-cinq salariés en deux ans seulement… On met aussi le pied dans la vente par correspondance, avec 3 Suisses, La Redoute, les téléachats sur les chaînes tv… Et là, attention, pas le droit à l’erreur, on joue dans la cour des grands ! Ce que m’apprend le judo ces années-là ? Une capacité de travail importante : des journées à rallonge à décharger un camion le matin, mettre le costard pour aller convaincre les acheteurs de la grande distribution, revenir pour préparer les commandes et finir ma journée par la compta.»

Exigence
« Ce qui me motive ? La conquête, débusquer le bon produit, la prise de parts de marché, la concurrence. Apprendre aussi, c’est très excitant. Le haut niveau, c’est une expérience de vie extraordinaire. Sans vraiment t’en rendre compte, tu passes dans une école qui te construit, celle de la rigueur, de l’engagement, du travail, du respect et de la valeur morale. Après ça, en tant qu’entrepreneur, j’ai trouvé une continuité. Aujourd’hui, Double D, c’est le judo, mais aussi le karaté, le taekwondo, la boxe… c’est 38 M€ de CA, quarante salariés, dont certains en Corée, à Hong-Kong, aux USA, au Pakistan, en Chine, en Allemagne, soixante-quinze distributeurs à travers le monde, quinze usines au Japon, en Chine, en Corée et au Pakistan. Nous avons la licence Adidas monde jusqu’en 2024. Adidas international nous confie sa marque, nous fait confiance, le niveau d’exigence est élevé sur les produits, la communication, le marketing… Nous sommes conscients d’avoir bâti quelque chose de fort. Mais rien n’est jamais acquis. Ça génère même, chez moi, de l’insatisfaction. Le marché est exigeant, il faut anticiper, être innovant en termes de services. Ainsi, après avoir lancé le judogi enfant qui peut se découdre pour gagner une taille et pouvoir le garder toute une saison, ou encore notre judogi « Millenium » avec des bandes colorées, nous lançons « MyKim », totalement personnalisable. Notre grande fierté cette année (l’article a été publié en 2019, NDLR) est d’être sur le marché japonais avec des kimonos haut de gamme qui sont de plus en plus demandés.»

Du grain au grenier
« Double D travaille sur des marchés communautaires, il faut donc comprendre et bien connaître les disciplines. C’est l’ADN de notre boîte. Chez nous, il y a huit ceintures noires de judo, une de karaté… Notre philosophie vient de notre histoire : être connecté à l’activité, avec des chefs produits spécialistes, pas simplement des gens diplômés de grandes écoles de commerce. C’est pour cela que nous avons recruté un Jérôme Dreyfus. Pour le reste, avec David et notre associé Christophe Dessalles, nous avons intuitivement bâti dans l’esprit paysan : avoir du grain au grenier comme on dit, pour assurer la pérennité. C’est notamment ce qui nous permet d’être sereins à l’heure où le marché de la vente et du marketing est en pleine mutation. Nous sommes en train de nous adapter avec notre réseau de distribution, de consolider nos marchés matures et de développer des marchés à fort potentiel comme les pays d’Asie et les USA.»

Le kim par filiation
« J’avais rompu avec le tatami. Je ne voulais plus revenir dans le judo. Comme une séparation, cela m’a fait souffrir. Je ne pouvais plus, je ne pouvais plus… (il répète). Puis, la vie de famille, la vie personnelle a fait disparaître le judo, un peu, le temps surtout. Suite à un deal avec mon fils aîné, Orso (tout récent champion de France cadets -90kg, NDLR), à qui j’ai proposé d’essayer le judo, je l’ai accompagné à Sucy. Après dix ans de déconnexion, ce fut un retour à travers un moment de qualité avec mon fils. Je suis resté dans les tribunes au début, mais pas longtemps. Philippe Boucard m’a incité à passer mon CQP. Cela m’a pris un week-end sur deux pendant huit mois. Au début, ça m’a gonflé. Finalement, j’ai beaucoup appris. On était loin de mon expérience d’athlète même si j’ai eu de grands entraîneurs, en club avec maître Awazu, Serge Feist, Neil Adams, Vladimir Nezorov, Peter Seisenbacher, et en équipe de France avec les Murakami, Delvingt, Dyot et encore Serge ! Il y a pas mal de facettes du judo que je n’avais jamais vues. J’ai retrouvé le plaisir et beaucoup d’intérêt et je me suis pris au jeu, avec le goût de la compétition bien sûr (..) Je suis surpris de voir autant d’enfants arrêter le judo sans en avoir fait ou peu. Ce n’est pas logique et c’est une menace pour notre sport. C’est un vrai sujet à prendre au sérieux. Il y a un flux rentrant d’enfants dans nos clubs car nous avons des structures de qualité, une super réputation, des champions, mais cela n’est plus suffisant. Nous devons être capables de fidéliser plus nos enfants tout en restant un art martial et tout en maintenant les compromis qui ont été faits pour le développement du judo, et tout ceci dans une société qui subit un changement sans précédent. Pas facile ! Ma situation me donne un rôle central, je suis un homme de terrain, qui voit ce qui se passe à l’étranger dans beaucoup d’autres sports. Et je peux affirmer que si nous ne bougeons pas, nous allons souffrir.  Il y a suffisamment d’exemples autour de nous pour ne pas le voir et de gens compétents pour le faire. L’innovation est la clef tout en gardant nos valeurs et la chaleur qui anime nos clubs.
C’est toujours plus facile à dire de l’extérieur, mais il y a des choses qui doivent changer. Faire de la politique ? C’est extraordinaire d’être au contact de l’ensemble de notre sport en France et à l’étranger, c’est une véritable richesse que j’aimerais partager et, pour cela, il faut faire partie d’une organisation qui dirige. Mais, en France, c’est compliqué. Je suis un entrepreneur, pas un politique, plus utile et efficace pour mon sport là ou je suis. Nos partenariats avec le judo français, être professeur de judo, sur le terrain, me suffisent largement pour le moment.»

À nos lecteurs :  cet article est paru en mai-juin 2019, dans L’Esprit du Judo n°80.

Propos recueillis par Olivier Remy | Photos : Antoine Frandeboeuf