La première Marseillaise résonne à Budapest

Première ou deuxième ? À vrai dire, c’était la question, tant Clarisse Agbegnenou a déjà abondamment démontré que personne n’est de taille contre elle, hormis celle qui la bat depuis trois ans (quatre fois d’affilée), la Slovène Trstenjak. Bien sûr, on pouvait craindre mille imprévus, mille façons de sortir des rails, et à commencer par un coup de force de Margaux Pinot, sa rivale Française dans son quart. Mais il fut vite clair que Pinot n’était pas dans sa meilleure forme, plus imprécise, avec moins d’impact et de clairvoyance qu’au championnat d’Europe. Elle ne fut pas au rendez-vous, surprise par le puissant uchi-mata d’une jeune Mongole de 23 ans, vice-championne d’Asie comme elle-même est vice-championne d’Europe. Une adversaire forte très en forme ? La Polonaise Ozdoba, 56e mondiale, absente aux Jeux, s’est chargée elle-même de déblayer devant la porte de la Française, sortant les expérimentées de ce demi-tableau, bien mieux classées qu’elle, l’Italienne Gwend, la Brésilienne Quadros. Une mauvaise journée ? Là encore, dès les premières secondes, il n’y eut plus aucun doute sur la forme personnelle d’Agbegnenou, alors qu’elle avait annoncé qu’elle se ressentait encore de sa hanche blessée au championnat d’Europe. L’Israélienne Inbal Shemesh, 91e mondiale, fut pulvérisée en exactement sept secondes. L’Espagnole Isabel Puche, 61e, gardera le souvenir d’avoir tenu une minute et vingt-sept secondes avant de prendre waza-ari. La Mongole Baldorj, 18e, future troisième, ne resta debout que quatorze secondes ! Pas d’angoisse en demi-finale face à la Polonaise Agata Ozdoba, 56e mondiale, dont la belle lancée était stoppée, mais cette fois au golden score, sans que le clan français ne soit très inquiet pendant le combat, car elle était surclassée physiquement par la Française et rapidement réduite au mode survie.  Elle convertissait elle aussi sa grane journée avec une belle médaille de bronze.
Depuis le matin, on avait observé dans l’autre tableau une championne olympique à petite vitesse, dont on allait apprendre qu’elle était diminuée par une infection à la cheville. La tendance était du côté de la Française, mais contre une telle adversaire, rien n’était joué d’avance. Clarisse Agbegenou, impeccable, ne laissa rien au hasard. Dominant physiquement, ramenant la Slovène à ses imprécisions de début de carrière, l’obligeant à fuir, à se jeter, à faire des erreurs pour tenter de desserrer la poigne de la Française qui ne se livrait pas pour ne donner aucune prise. Cette journée ne restera pas dans les annales des plus grands moments de judo et cette finale fut l’un des pires combats entre ces deux formidables championnes. Pas de joie énorme, pas d’exultation pour Agbegnenou, mais des larmes, la profonde satisfaction, le soulagement d’avoir renoué avec elle-même, d’avoir cassé le signe slovène, brisé le sort de Tina Trstenjak qui la tourmentait depuis trop longtemps, trois ans déjà, au point de la faire douter d’elle-même. C’est de l’or qu’a gagné Clarisse, de l’or pour elle, son deuxième titre, après celui de 2014, qui l’amène un peu plus haut dans le panthéon du judo national et mondial, de l’or pour la France qui avait besoin de savoir si elle pouvait compter sur l’un de ses plus forts piliers et qui aborde, puisque c’est le cas, la dernière ligne droite avec un regain d’optimisme. Mais c’est aussi une victoire pour l’avenir et contre le passé proche. Une victoire sur l’usure mentale, la gamberge et l’amertume des titres échappés à jamais. Le grand bénéfice de ce titre mondial, au-delà de ce qu’il représente en lui-même, c’est qu’il efface une part de l’ardoise, allège les cœurs de la Française et de son staff, et renvoie la peur, la doute, la frustration du côté de sa rivale. Agbegnenou a repris le sceptre de reine de la catégorie que Trstenjak lui avait fait tomber des mains et s’ingéniait à ne pas vouloir le lui rendre, lui arrachant avec, un titre mondial et un titre olympique. Bien sûr il y aura d’autres affrontements entre ces deux-là. Bien sûr la Slovène sera sans doute dans une meilleure forme la prochaine fois, elle qui avait une cheville énorme en rentrant à l’hôtel. L’olympiade vient de se lancer. Mais cette fois le titre lui revient, la force est avec elle. À Trstenjak de prouver qu’elle peut reprendre le reprendre en main.

Pape, le dernier des jeunes

Il faudra reparler de l’échec global des jeunes masculins français (renforcés par la maturité de Kilian Le Blouch et Pierre Duprat), dans cette première partie de championnat. Aucun d’entre eux n’entre dans les sept, peu de combats importants gagnés, sinon ceux de Kilian Le Blouch et de Pierre Duprat justement. Le plus attendu peut-être de la jeune classe, c’était Pape Doudou Ndiaye, troisième du tournoi de Paris cette année. Il s’enferre aujourd’hui dans un premier combat piège contre le très solide Grec Alexios Ntanatsdis, le même qui avait failli sortir Loic Pietri au championnat du monde d’Astana en 2015. Il fait sans doute l’erreur d’aller le chercher au corps à corps quand il aurait fallu le gérer plus à distance. Un manque de lucidité qui est aussi un manque d’expérience chez ce combattant encore jeune et qui venait avec l’idée de prouver, et a pris de plein fouet, comme les autres, l’impact supérieur d’un tel événement. Dommage car la finale inédite de cette catégorie naufragée démontre qu’il y avait moyen de s’infiltrer.
Il n’y aura pas eu de surprise française finalement jusqu’à présent. Pas tant de mauvaises – merci Hélène hier et Clarisse aujourd’hui – mais pas de bonnes non plus, personne ne signant l’exploit majeur (sinon sans doute Clarisse dans sa bagarre personnelle avec la Slovène). Dans la mesure où les derniers combattant(e)s français(e) à entrer en lice font partie des favoris, on veut bien signer pour rester sur cette ligne. La France a encore les moyens de réussir une telle belle performance collective.

Le jeu du chamboule-tout

Hormis les espoirs français confirmés aujourd’hui (sinon ceux qui accompagnaient Margaux Pinot, qu’on aurait bien vu sur la troisième marche à la place de la Mongole qui la sort en tableau), la journée a été frustrante et surprenante par plusieurs aspects. La catégorie des -81kg, l’une des plus fortes normalement, a vu sa hiérarchie balayée par des outsiders motivés autant que les leaders paraissaient peu inspirés. Le champion olympique russe Khalmurzaev, mal dans sa peau, sauve le bronze de justesse, tandis que le très fort champion d’Europe Alan Khubetsov se fait transpercer par l’Allemand Wieczerzak, qui bat aussi le Canadien Valois-Fortier, le Hongrois Csoknyai chez lui, et l’autre Russe, donc, en demi-finale ! Une journée impensable. Signe de l’atmosphère, moins de renouvellement que de lassitude des élites sur ce premier championnat du monde de l’olympiade : une fois encore ce jeudi les champions olympiques non pas confirmés comme c’est le cas depuis le premier jour. Plus gênant pour le spectacle, le judo n’était pas tellement présent non plus, remplacé par des parties de bras de fer interminables sur les mains et des « prises de l’ours » mal contrôlées. Un choix lassant pour le spectateur et d’autant plus troublant que les deux hommes qui arrivent en finale, deux gauchers, avaient choisi l’option revers-manche, mobilité et attaques précises par en-dessous, joliment enchaînées au sol. Option manifestement payante, car c’est bien la première fois depuis le début de la « ranking list » qu’une finale mondiale oppose un combattant classé à la 68e place mondiale et un autre à la 124e ! On notera cependant que l’Italien Marconcini avait déjà fait une très belle cinquième place aux Jeux, après deux médailles glanées dans de grands tournois. Une surprise à l’époque qui n’est plus une désormais : l’Italie continue d’impressionner par ces récents pics de performance qui montrent que, quand le travail est bien fait, tout est possible, y compris une finale mondiale pour un garçon de 29 ans, qui n’avait pas montré grand-chose. Quant à l’Allemand Alexander Wieczerzak, ancien champion du monde juniors, il vaut bien mieux que ce classement au-delà de la 100e. On ne l’avait pas revu depuis le championnat d’Europe 2016. Il arrive en forme au bon moment  – avec juste une Coupe Européenne en juin dernier dans les jambes ! – et fait briller notamment son remarquable étranglement en kata-ha-jime, que l’Esprit du Judo avait mis en valeur il y a des années quand il sortait des juniors avec de belles promesses. Promesses finalement tenues, à 26 ans, après presque deux ans de perdus pour une grosse blessure. Une réussite aussi « énorme » que la victoire de Fabio Basile aux Jeux olympiques, et qui rappelle elle aussi que les grandes performances ont besoin d’être préparées à l’avance, pour elles-mêmes, sans souci de classement mondial.

Mongolie – France, la dernière bataille

Désormais notre adversaire prioritaire, la Mongolie a encore été remarquable de combativité aujourd’hui, ajoutant une troisième médaille de bronze et une cinquième place à son palmarès de seconde nation mondiale. La France s’est rapprochée à la troisième place avec l’or des -63kg, mais il lui en faut au moins une de plus, sans doute, pour déloger l’outsider mongol. On a les moyens pour cela, mais la Mongolie joue très bien ses cartes. Attention donc, notamment au premier adversaire dangereux de Teddy Riner… le Mongol Ulziibayar. On ne voit pas la Corée à une médaille de bronze seulement revenir dans les débats, mais la Russie, une médaille d’argent, deux de bronze, a encore de belles cartes à jouer demain et après-demain chez les hommes.
Pas de changement au sommet, l’unique Japonais du jour s’étant fait détruire le genou par un Ouzbek qui lui a fait un ciseau violent en se jetant à plat ventre. Le malheureux Nagase, champion du monde en titre, tenait encore debout sur une jambe et aurait peut-être gagné le combat avec les 10% qui lui restait, si l’arbitre n’avait pas décidé de le pénaliser pour une nouvelle grossière fausse attaque de son adversaire.

L’arbitrage, c’est flou

L’arbitrage ? L’autre sujet d’étonnement, voire d’inquiétude. Il y a des choses plaisantes dans cette nouvelle formule, et notamment ces bouffées de judo sans barrière, quand, au-delà du golden score, les hommes en noirs n’osent plus bouger et laissent les combattants se débrouiller. C’était séduisant par exemple de voir hier une finale de quinze minutes entre les valeureuses Dorjsuren pour la Mongolie et Yoshida pour le Japon, et avant-hier la bataille de la Japonaise Shishime contre la Kosovare Kelmendi en -52kg réglée par la force mentale et le judo, surtout quand on se souvient qu’à Rio pour les Jeux, Misato Nakamura avait perdu son duel contre la même Kelmendi d’une pénalité donnée dès les premières secondes de combat. Mais aujourd’hui, ce qu’on a beaucoup vu, ce sont les incompréhensions entre l’arbitre central (qui n’arbitre plus) et sa table, leurs conciliabules invisibles qui durent bien trop longtemps, les décisions aléatoires, finalement retirées, puis remises sans qu’on sache très bien pourquoi, ni la ligne générale suivie, de plus en plus floue, ou de moins en moins comprise par un public désabusé. On voit beaucoup trop la troisième pénalité disqualifiante, celle qui oblige les combattants à se jeter dans des attaques sans construction, rallongeant d’autant les golden scores. Et surtout on ne voit plus que cet énorme fourre-tout qu’est devenu le waza-ari. Marque unique, il sanctionne tout et n’importe quoi, du plus petit « kinza » (avantage non comptabilisé) d’autrefois au ippon net qu’on n’ose plus vraiment donner. Nous annoncions l’ouverture d’une boîte de Pandore avec la suppression du système de valeurs antérieures, il semble que ce soit le cas.