Bienvenue dans la cage aux lions

Hiérarchie à la fois stable et fragile dans cette jungle traditionnellement verrouillée par l’ogre nippon. Mais les fauves tout autour piaffent… Tour d’horizon d’une catégorie passionnante et passionnée, qui condense au gré de ses têtes d’affiche une bonne partie des enjeux du moment.

Le champion olympique italien Fabio Basile dans ses oeuvres, ici le 28 juin 2018 à Tarragone à l’occasion des Jeux méditerranéens où, encore en rodage, il se classera 3e de sa nouvelle catégorie.
©Paco Lozano/L’Esprit du judo

De 1965 à 1997, le Japon avait trusté onze des seize titres mondiaux mis en jeu dans cette caté habituellement la plus fournie du plateau (qui culminera même à 90 engagés en août 2011 à Paris !), anciennement dite des -68, puis des -70, puis des -71kg. Depuis l’automne 1997 et le passage aux -73kg, il aura fallu six éditions au pays du Soleil levant pour reprendre son écrasante marche sur la canopée du reste du monde. C’est d’ailleurs à Tokyo, le 11 septembre 2010, que l’Empire contre-attaqua pour de bon, lors d’un golden score irrespirable en demies entre le double tenant du titre d’alors, le Coréen Ki-Chun Wang, et son challenger local Hiroyuki Akimoto – un monument de retournements minutieux, d’osae-komi éphémères et de réchappes au mental. Depuis ? Depuis six titres mondiaux et deux lauriers olympiques ont été attribués et, hormis la parenthèse russe de Londres, tous se sont achevés par le Kami Ga Yo, l’hymne nippon. La même à Bakou, le 22 septembre prochain ? Voire.

Championnats du monde de Budapest, 30 août 2017. Soichi Hashimoto prolonge le règne nippon face à l’Azerbaïdjanais Orujov (à g.). Le Coréen An et le Mongol Ganbaatar complètent le podium.
©Paco Lozano/L’Esprit du judo

Comme un pistolet sur la tempe

Sur le papier, tous les voyants semblent pourtant au vert pour Soichi Hashimoto. L’expert ès sode à une main prépare l’Azerbaïdjan en sa triple qualité de tenant du titre, de n°1 mondial et surtout de vainqueur, le 7 avril dernier, d’un championnat du Japon cinq étoiles, où il devança rien moins que les revenants Shohei Ono et Masashi Ebinuma (trois podiums olympiques et cinq titres de champions du monde à eux deux sur la séquence 2011-2016). Dans les faits, trois facteurs au moins laissent à penser que le septième titre nippon de rang dans cette catégorie est tout sauf acquis. Une vulnérabilité nouvelle, tout d’abord. Invaincu pendant huit compètes et 36 combats depuis décembre 2015, le judoka de Tokai a flanché aux pénalités à Tokyo en décembre face à son compatriote Tatsukawa, puis au bout du golden score en mai à Hohhot face au Coréen An, double médaillé mondial… Une lourde sanction disciplinaire, ensuite. Coupable d’un écart le 8 février par rapport au code de conduite interne de l’équipe, Hashimoto a vu sa fédération, qui ne badine pas avec l’exemplarité de ses champions (cf. Shohei Ono en 2013), sortir la Grosse Bertha et impacter notamment ses finances, ses sélections et surtout ses possibilités d’entraînement pendant six mois… Le poids des attentes, enfin. Fébrile l’an passé à Budapest au regard du quadruplé nippon des deux premières journées, le combattant de Tokai saura-t-il, à 27 ans, assumer dans un même élan et son dossard de tenant du titre, et sa responsabilité d’unique représentant national dans une caté non doublée – et donc la pression silencieuse de ses glorieux compatriotes en embuscade ?

Un pouf pour deux

Car la meute à ses trousses a de solides arguments, à commencer par les deux combattants du cru, héritiers directs du retraité Elnur Mammadli, champion olympique de la catégorie en 2008 et désormais vice président de la fédération hôte. Si l’hypothèse d’une montée en -81kg de l’aîné (26 ans) Rustam Orujov revient régulièrement sur les ondes de Radio Vestiaires, à preuve du contraire le n°1 du reste du monde depuis trois ans, c’est lui. 2e à Rio 2016 (Ono), à Budapest 2017 (Hashimoto) et à Düsseldorf 2018 (Ono encore), le natif d’Irkoutsk (Sibérie) joue pourtant gros devant son public. Battu deux fois en autant de rencontres en 2017 – dont une en finale du Grand Prix de Bakou… – par son ambitieux compatriote Hidayat Heydarov (21 ans), l’homme aux ko-soto gake de ballerine sait qu’un nouveau classement final inférieur à celui du double finaliste européen (1er en 2017, 2e en 2018) lui compliquerait sérieusement la tâche pour les Jeux de Tokyo. Troisième au Grand Prix de Zagreb le 28 juillet après s’être fait cisailler en demies par le hiza-guruma de plus en plus contondant du Kosovar Gjakova, qu’il avait toujours dominé jusqu’ici, Orujov a au moins cette balise comme repère récent dans les jambes. Son cadet, lui, n’a plus foulé un tapis de compétition depuis son explosive finale de Tel-Aviv face à l’Arménien Karapétian, il y a presque cinq mois.

Championnats d’Europe de Tel-Aviv, 27 avril 2018. Le tenant du titre Heydarov (Azerbaïdjan) cède sa couronne face à l’Arménien Karapétian. Le Turc Ciloglu et le Suédois Macias sont en bronze.
©Paco Lozano/L’Esprit du judo

La valse des enragés, partie 1

Ferdinand Karapétian, justement. Le juge de paix aurait pu prendre le visage du bondissant champion d’Europe 2018. L’affiche aurait eu de la gueule mais la résurgence récente de tensions politiques vives entre Erevan et Bakou sur la question du Haut-Karabagh – rendue palpable par l’attitude distante de son vaincu sur le podium de Tel-Aviv –  ne rend même plus hypothétique sa participation ainsi que celle de son compatriote Arsen Ghazaryan, 5e en Israël. Faute de garanties suffisantes au niveau de la sécurité de ses athlètes, la Fédération arménienne a prudemment préféré éviter le déplacement… Lasha Shavdatuashvili, alors ? Même problématique pour le champion olympique 2012 des -66kg et médaillé à Rio en -73kg. Cinquième l’an passé à Budapest (son meilleur classement dans l’épreuve), l’intense Géorgien aura-t-il récupéré des semaines de bras de fer printanier entre son équipe et sa fédération, au retour du zéro pointé historique de Tel-Aviv ? Rien n’est moins sûr, et ceci pour au moins deux raisons. De un, la tournure vinaigre des évènements au sein de son équipe nationale a conduit dès son retour d’Israël le vainqueur du Grand Prix de Tbilissi à emprunter un chemin dissident au sein même de la dissidence (!), en compagnie notamment du -66 Margvelashvili et du -90 Gviniashvili. De deux, sa seule sortie depuis Tel-Aviv remonte à deux petits tours en -81kg le 15 juillet à l’European Cup de Sarrebruck. Dans un tout autre contexte, cela ressemblerait à une montée en puissance calculée. En l’état actuel des rapports de force internes et sauf miracle, il s’agirait plutôt de la chronique d’un effondrement annoncé… et c’est triste à pleurer.

Grand Chelem de Paris, 10 février 2018. 1er Gjakova (Kosovo), 2e Shavdatuashvili (Georgie), 3e Tsend-Ochir (Mongolie) et An (Corée du Sud).
©Paco Lozano/L’Esprit du judo

La valse des enragés, partie 2

Odbayar Ganbaatar, alors ? 5e en 2015, 3e en 2017 : depuis sa défaite au 2e tour des Jeux de Rio face à l’Américain Delpopolo, le Mongol aujourd’hui âgé de 29 ans ne perdait plus que sur des gros calibres (Hashimoto, Ono, Ebinuma, An, Heydarov, Karapetian…). Sa courbe ascendante a pourtant connu un coup d’arrêt le 11 août dernier au Grand Prix de Budapest, où un gros strap à l’épaule doublé de la fougue patriotique et du sankaku du Hongrois Szabo, 322e mondial (!) le conduisirent à céder en place de trois… Un doute terminal qui semble étranger au double médaillé européen Tommy Macias. À 25 ans, le Suédois aux sutemis bourrés de suite dans les idées n’a encore jamais passé un tour en trois participations mais il reste cette saison sur un succès sur le Coréen An en finale du Grand Prix d’Antalya. Seule inconnue pour lui : la gestion de l’arrivée dans son foyer d’une petite Nova, née le 23 mai dernier, dont l’impact sur son influx et sa récupération tout au long de l’été n’est pas à mésestimer… Un qui ne se pose aucune question depuis quelques mois, c’est le Kosovar Akil Gjakova. Vainqueur cette saison du Grand Chelem de Paris, des Jeux méditerranéens et du Grand Prix de Zagreb, le petit frère de Nora, imperturbable championne d’Europe des -57kg en avril, semble avoir franchi un cap mental et physique depuis sa finale aux Europe -23 ans le 11 novembre dernier. À 22 ans, que pèsera cette autorité nouvelle face à l’habileté technique de l’armada asiatique ? Et quid aussi de son dauphin des Jeux méditerranéens, le Turc Bilal Ciloglu, 20 ans et encore junior, vice champion du monde junior derrière Heydarov en octobre, 3e en avril à Tel-Aviv et qui ne manque plus beaucoup de podiums depuis qu’il a pointé le bout de son nez chez les seniors ? Ces deux-là seront scrutés à Bakou.

Au creux de la montagne russe

Les Russes, eux, ont décidé d’assumer leur manque d’étincelles dans cette catégorie. Depuis le sacre surprise de Mansour Isaev aux Jeux de Londres, seul Musa Mogushkov avait réussi à se hisser sur un podium planétaire, en 2014 à Chelyabinsk. Désormais trentenaire et quintuple père de famille, le vice-champion d’Europe 2017 reste depuis sur deux échecs d’entrée. Aligné comme lui le 18 juillet sur les Europe par équipes d’Ekaterinburg, le longiligne Denis Iartcev pouvait espérer en profiter pour, à 28 ans, toucher enfin du métal en grand championnat. Branché sur courant alternatif, ses dernières grosses performances datent respectivement de quatre (victoire sur Ono), trois (1er aux Masters) et un an (1er à Düsseldorf). Dans les starts aussi, l’ancien samboïste Uali Khurzev, 29 ans, qui sort peu mais déçoit rarement… Et pourtant aucun de ces trois-là ne sera présent en individuel, Ezio Gamba et son staff ayant finalement choisi de doubler quatre catégories (-60, -81, -90, -100kg) et de laisser celle-ci ainsi que celle des +100kg en jachère. Seul Musa Mogushkov est annoncé pour l’épreuve par équipes du 27 septembre.

Grand Chelem de Dusseldorf, 24 février 2018. 1er Ono (Japon), 2e Orujov (Azerbaïdjan), 3e Karapetian (Arménie) et Butbul (Israël).
©Paco Lozano/L’Esprit du judo

Quand les poules auront des caries ?

S’ils n’ont pas officiellement raccroché, des doyens comme les multi-médaillés olympiques et mondiaux Miklos Ungvari (37 ans),  Dirk Van Tichelt (34 ans) ou Victor Scvortov (30 ans) peuvent à l’expérience casser bien des pieds dans les premiers tours. Problème : ils n’ont plus enchaîné de journée probante depuis trop longtemps pour prétendre a priori à mieux… à l’exception notable de l’insubmersible Hongrois, vice-champion olympique des -66kg en 2012, pilote de rallyes à ses heures et devenu, le 12 août dernier, à 37 ans et 300 jours, le plus vieux vainqueur d’un Grand Prix devant son public de Budapest, en contrant astucieusement en finale sa majesté Ebinuma himself. La Chine, le CanadaCuba, la Slovénie, l’Ukraine, l’Allemagne, les Pays-BasIsraël, le Brésil ? Les pays d’Asie centrale ? Sauf séisme, leurs combattants seront là aussi et, comme les Français Guillaume Chaine et Benjamin Axus, tenteront de tirer leur épingle du feu. Une première pour le combattant de l’ES Blanc-Mesnil Judo qui, à 31 ans, est paradoxalement le doyen de cette équipe de France masculine partie au front sans son « filet du dernier jour » Teddy Riner pour la première fois depuis… Le Caire en 2005, et dont le mieux classé à la ranking, Axel Clerget, est n°16 mondial des -90kg. Quant au géant (1,89m) de l’AJA Paris XX, il avait montré de belles choses il y a un an à Budapest, au sortir d’un remarqué podium au Grand Chelem d’Ekaterinbourg. Plus discret depuis, il se qualifie comme son coéquipier essentiellement sur sa constance en European Cup et en World Cup… Et s’il restait trois trouble-fêtes au traditionnel festin nippon ? Le premier pourrait être l’Iranien Mohammad Mohammadi, 3e le 30 août aux Jeux d’Asie derrière Ono et An, inconnu au bataillon il y a encore quelques mois mais dont, à 27 ans, la dynamique d’équipe laisse à penser qu’il ne sera un cadeau pour personne au tirage, à l’instar de son compatriote Saeid « plaquages » Mollaei, en bronze en 2017 à Budapest et devenu n°1 mondial des -81kg depuis. Fabio Basile ? À 23 ans, le champion olympique des -66kg n’aura que onze mois d’ancienneté dans sa nouvelle catégorie lorsque Bakou débutera. Troisième aux Jeux Med’ en juin, 2e au Grand Prix de Zagreb en juillet, l’expérience montre que l’Italien de l’Akiyama Settimo Torinese apprend vite et qu’il n’est pas du genre à laisser passer deux fois de suite l’occasion d’aller chercher la seule médaille qu’il n’a pas encore croqué avec l’index et le sourcil levés sur Instagram. Le Coréen Changrim An, enfin, a peut-être eu le déclic qu’il attendait en sortant vainqueur, le 26 mai dernier au Grand Prix de Chine, de sa finale face à Soichi Hashimoto, avec qui il ferrailla souvent lors de ses années d’études au Japon. Battu ric-rac après 7’09 de golden score en finale des Jeux d’Asie de Jakarta le 30 août par le grand absent de ces mondiaux, le champion olympique Ono, il se sait à deux doigts du point de bascule vers la séquence de sa vie. Le jeune staff coréen saura-t-il lui insuffler le supplément d’âme qui lui permettra de se débarrasser enfin de son éternelle étiquette de « presque » ? La perspective de clore ensuite ces championnats au sein d’une historique équipe des deux Corées réunifiées galvanisera-t-elle le combattant de 24 ans ? À moins que justement un voisin nord-coréen ou un autre nouveau venu ne mette tout le monde d’accord ? Ou que le tenant nippon ne tienne finalement son rang, envers et contre tous ? Verdict samedi 22 septembre, sur le tatami, à Bakou.