Crédit photo : Léa Novo / Sen No Sen

Champion de France en 1991 sur son formidable harai-goshi, Gilles Musquin, parti de rien, voulait réussir socialement. Il occupe, au sein du Crédit Agricole, un poste stratégique. Histoire d’une réalisation remarquable par le judo.

Harai-goshi et Mr Oudart
« Je suis issu d’un milieu modeste de la Seyne-sur-Mer, dans le Var. Je n’ai jamais connu mon père et je porte le nom de Georges Musquin, le premier mari de ma mère, qui m’a reconnu comme son fils en 1966, quelques mois après ma naissance. Cet homme est mort en 1972. J’avais gagné une sœur en l’espace de six ans, Agnès, mais il y avait de nouveau un manque… Le judo a donc naturellement constitué mon échappatoire. Je n’étais pas doué, mais j’ai toujours eu et ressenti harai-goshi. Au dojo, J’ai retrouvé les images paternelles après lesquelles je courais, à commencer par mon professeur : Serge Oudart. Il me disait tout le temps « Gilles, pense à dire à ta mère d’amener le chèque… » Monsieur Oudart, c’était quelque chose. Il avait battu Shozo Awazu sur hiza-guruma lorsque celui-ci était arrivé du Japon. Il était cinquième dan, son dojo, au chantier naval, était situé derrière une casse. Un bâtiment délabré, sans aucun confort, où il ne serait pas permis d’accueillir des jeunes aujourd’hui… Une autre époque, mais formidable ! J’y allais deux à trois fois par semaine à vélo, je n’ai jamais raté un entraînement, parce que cela me faisait plaisir, tout simplement. J’ai aussi fait du tennis, de la plongée, du rugby, mais le judo, c’était autre chose. L’élan positif dans ma vie débute là. Je me rappelle d’ailleurs une leçon de vie qu’il m’a donnée quand j’avais dix ans. Alors que je râlais sur une com-pétition que mon harai-goshi n’ait pas été compté par l’arbitre, il m’avait regardé dans les yeux et dit : “la prochaine fois, tu le mettras au milieu du tapis, tu ne laisse-ras pas de place au doute” ».

Une image positive de moi-même
« Au cours de ces années, j’ai aussi compris que, pour être fort, il fallait chercher, que les choses ne viendraient pas à moi. Et j’ai eu la chance de croiser d’autres personnes qui ont compté. Notamment José Allari, qui m’a fait confiance au sport-études de Nice. En septembre 1981, me voilà en effet au Parc Impérial de Nice. J’ai eu l’impression d’être en l’évitation au-dessus de tout ce qui m’arrivait. C’était difficile au début, j’ai souffert, notamment physiquement, mais, au-delà du judo, j’avais du positif en face de moi et cela m’a beaucoup plu. Et puis il y avait cette bande de copains, avec lesquels on fait les quatre-cents coups. Il y a là le footballeur David Ginola, le tennisman Guillaume Raoux qui gagnera la Coupe Davis… C’était sain. Honnêtement, je ne rêvais pas d’être champion olympique, ça n’était pas le sujet. Pour moi, il s’agissait d’abord de partir… ailleurs. José Allari a cru en moi. J’irai ensuite poursuivre mon apprentissage chez lui, à Saint-Laurent-du-Var. Lors de ma première année à Nice, je fais les France cadets, mais je perds au premier tour. Une branlée. Mais je continue, parce que je sens que je progresse, cela me renvoie une image positive de moi-même. En trois ans, je suis passé du niveau départemental cadets à la finale des championnats de France juniors. C’est Pascal Tayot qui me bat lors de cette finale. Marcel Pietri, le père de Loïc, fait mon dossier INSEP… Où je passerai mon bac en 1985. Les trois premiers mois ont été difficiles aussi, mais, en janvier 1985, je remporte les championnats de France juniors. Je rejoins alors l’US Orléans, mais j’ai envie d’étudier. Je pars sur un BTS action commerciale et je prépare les championnats du monde juniors en 1986 à Rome, en -78kg. Je perds au deuxième tour face à l’Américain Jason Moris, qui sera vice champion olympique six ans plus tard à Barcelone. Cette année-là, on découvre un -71kg du nom de Koga, un Japonais qui fait sode inversé, hallucinant ! Avec les entraîneurs de l’époque, on se repassait la vidéo : ça allait tellement vite que l’on ne comprenait pas. Il sera champion du monde seniors un an plus tard… et on connaît la suite. »

Accepter
« Champion de France en 1991, l’époque des Yandzi, Dibert, Amoussou, Frémont – que je bats en finale, je passe une maîtrise à Dauphine. Je sais que le judo est un privilège, celui de se mesurer, de s’éprouver… Mais j’ai envie d’être reconnu comme l’homme avant le champion. Et, pour cela, il fallait faire la différence. Et puis, une carrière, c’est une histoire de choix aussi, sans doute. Après 1988, j’aurais dû monter de catégorie… J’aurais pu poursuivre jusqu’en 1996, mais continuer pour continuer n’avait pas de sens. Je me suis aussi toujours senti à l’étroit et je ne me voyais pas du tout être professeur du judo. Le haut niveau, ce sont les meilleurs, un temps donné, mais ce n’est pas la vie. J’étais sorti de mon milieu social par le judo, j’avais envie de plus. Je l’analyse plus facilement aujourd’hui, mais c’est aussi une quête du père qu’il faut voir là-dedans. Le jour où j’ai accepté que je n’en aurai pas, j’ai arrêté le judo de compétition. »

Les US, Danone et puis le Crédit Agricole
« À vingt-sept ans, tu regardes autour de toi et tu as des parents, tes copains qui bossent, ça fait réfléchir. Grâce au CNOSF, à mon club de l’USO et à la fédération, j’ai fait un DESS stratégie marketing à Clermont (équivalent actuel d’un Master 2, NDLR). Je tenais mon sas de sécurité. J’ai enchaîné avec un stage au Crédit Lyonnais durant quatre mois en guise de première vraie expérience… Puis je suis parti pour les États-Unis,  à Fresno, en Californie, avec l’objectif d’apprendre l’anglais. Arrivé là-bas, on me dit qu’il y a un prof de judo à l’université. Il m’accueille en me lançant un “Oh, but you are Gilles Musquin !” … Il me reconnaît, je suis sur le cul ! Il m’explique que j’ai battu son fils aux mondiaux universitaires 1988 où j’ai fini deuxième en individuels et par équipes. Il m’arrosera de sushis et de bière pendant un an contre ma participation aux cours. Le judo, toujours, mais pour le reste, j’observe, je digère l’après INSEP et je me sens un peu seul. J’ai aussi sous-estimé la difficulté de la langue, et je suis rentré pas vraiment meilleur en anglais. Je serai ensuite commercial pour Danone quelque temps, seul à l’hôtel et sur la route tout le temps, ça manque de partage. Ce que j’aime au fond de moi, c’est faire partie d’une aventure collective. Me voilà au Crédit Lyonnais, puis au Crédit Agricole quand le second a racheté le premier. »

Du judo tous les jours
« Au début, il m’a été difficile de trouver ma place. Champion, je considérais que je devais être là-haut (il mime). J’ai d’ailleurs toujours choisi le plus difficile. Je sais pourquoi : quand c’est facile, cela ne m’excite pas. Mon métier de senior banker ? Il s’agit de la gestion des grands comptes de la banque. Risques, stratégies, fusions, je conseille les clients, j’évalue et j’aide à faire des deals. Ce qui m’intéresse dans cette activité, c’est le projet, le regard cri-tique qu’il faut amener, savoir ce que tu veux et ce que tu ne veux pas – le judo apprend à ne pas y aller quand ce n’est pas le bon timing, l’expertise à poser sur l’histoire des gens… De ce point de vue d’ailleurs, même si nous parlons de sommes et d’investissements importants, j’accorde beaucoup d’importance à la personnalité de celui qui est en face de moi. Je dois cette approche au judo. Jauger les hommes comme en compétition, être combatif, résilient, sentir les gens – quand on a quelqu’un dans les mains, on apprend beaucoup sur lui, on remet en cause ses croyances… Aujourd’hui, je travaille en équipe, avec des experts de haut niveau dans leur domaine, et j’aime ça. Je ne sais pas ce qu’est la réussite professionnelle mais, quand on est judoka, on sait que la vie, c’est le judo. Alors même si je fréquente peu les tatamis, je fais du judo tous les jours. »