Le délégué général du Festival de Cannes et directeur de l’Institut Lumière nous a reçus dans son QG lyonnais pour évoquer la parution de Judoka*, son hommage de 319 pages à une discipline dont il est quatrième dan et à laquelle, insiste-t-il, il doit tout.

Tapis rouge et habit blanc
Le judo ne m’a jamais quitté. Quand tu es judoka, tu es judoka, « à la vie à la mort » comme dit Shozo Fujii. Quand tu es footballeur aussi, mais nous avons tous joué au foot. Judoka, c’est autre chose. Ceinture noire, c’est autre chose. Prof, c’est encore autre chose. Depuis l’enfance, je ne me suis jamais senti autre chose que judoka et je me suis aperçu qu’adulte, c’est pareil. Ce livre dit que c’est une identité et une culture, une enfance et un destin. Je continue à acheter des livres de judo et, lorsque je suis à Tokyo, à faire un crochet par le Kodokan. J’étais un judoka qui aimait l’histoire de sa discipline, du cinéma japonais, d’Ozu, de Kurosawa… Toutes ces années, c’est aussi cela qui m’a donné le sentiment que je restais un peu judoka.

Ce livre, maintenant
Il y a dix ans, je n’avais pas la disponibilité d’esprit, le cinéma prenait tout. Mais jeune, j’étais destiné à devenir historien, faire de la recherche, produire des ouvrages savants. J’avais cinquante-cinq ans quand j’ai vraiment recommencé à écrire. J’en ai soixante lorsque ce livre paraît. Entretemps, j’ai fait ce long papier autour de La Légende du grand judo dans Desports, puis publié Sélection officielle chez Grasset, qui était un journal littéraire et, sans doute, une sorte d’échauffement. À Lyon, des amis m’encourageaient. Mon éditeur, Stock, aussi, quand je lui disais pouvoir assembler Kano et Cadot, Klein et Kurosawa, Tarantino et Killy, les limousines de Cannes et nos bécanes de 125 aux Minguettes. Il y avait aussi l’idée que la littérature judo est riche sur la méthode et sur la théorie, mais avec peu de livres connectés à la vie comme on en trouve en boxe par exemple… Il y a des choses à dire, des histoires à raconter. Thierry Rey m’a dit que sa jeunesse était la même que la mienne. Lui, j’avais aimé son livre, comme celui de Teddy. Un judoka cinéphile comme Lionel Lacour paraphrase Jean-Luc Godard sur le couple Lumière/Méliès et écrit que mon livre sur Cannes avait « rendu ordinaires des gens extraordinaires » (les stars de cinéma), tandis que celui-ci « rend extraordinaires les gens ordinaires » que sont les combattants, les professeurs, les arbitres, les dirigeants. Ils sont légion, les héros anonymes, dans le judo.

À voix haute
Si on me prête quelques qualités, c’est au judo que je les ai acquises. Savoir parler en public par exemple. C’est mon maître Raymond Redon qui me dit : « On ne t’entend pas ! Parle plus fort ! Articule ! » C’est Georges Baudot à l’École des cadres qui m’explique que si je veux transmettre, il faut que je sache expliquer. Dans le cinéma, une bonne présentation de film, c’est huit minutes. Pas quinze. Huit minutes. Chaque secteur a ses techniques, comme en judo où l’élocution est importante parce qu’il faut que « tu parles à la ceinture noire qui est au troisième rang et, surtout, il faut qu’elle t’entende », disaient nos maîtres. Quand je « tiens » la scène du Palais des festivals ou celle de la halle Tony-Garnier à Lyon, cette confiance, je l’ai acquise au judo… Nos maîtres nous ont donné des leçons et ces leçons font sens toute notre vie, même si nous ne le mesurons pas toujours sur l’instant. À l’Institut Lumière, notre devise avec Bertrand Tavernier nous vient de Victor Hugo qui dit : « J’admire comme une brute ». Tu as toujours raison quand tu es dans la générosité. C’est ce que j’ai ressenti en voyant la carrière d’un Rey, d’un Rougé, d’un Douillet ou d’un Stéphane Nomis qui, réussite personnelle assurée, revient se donner au judo. Ou encore Djamel Bouras que j’ai connu enfant. Dans ma génération, on en était encore aux rivalités entre villes, avec des batailles homériques avec Givors, son club, plein de bons judokas et de dirigeants de haut vol, et lui monte à Paris, devient champion olympique, affiche une formidable personnalité. Un beau destin pour lui et une leçon d’humilité pour nous ! Récemment, dans un entretien à L’Équipe, on m’a fait m’exprimer négativement au sujet de Givors et de Djamel, ça n’était pas mon intention et je m’en suis excusé auprès d’eux. Je veux le redire ici. Ce ne sont que de beaux souvenirs : le judo est une seule et même famille.

Deux en un
Je suis gémeaux ascendant gémeaux. Ma vie a toujours été double, même dans le cinéma : j’aime Godard et j’aime Lautner. Les choses sont complémentaires : le sport et l’école, le vélo et les aéroports, être judoka et commencer une thèse d’histoire, grandir à Vénissieux et être à l’aise dans les dîners en ville. Bref, comme pensait Camus, « être de droite avec les gens de gauche, et de gauche avec les gens de droite », pour équilibrer les choses… À Cannes, je n’oppose pas ce qui est de l’ordre du tapis rouge à ce qui relève du cinéma d’auteur exigeant. Comme disait le critique Jean Douchet : « Quel est le projet et quel est le résultat ? » Cette année, la crise sanitaire touche au cœur nos milieux culturels et sportifs. L’expérience collective du dojo, comme celle de la salle de cinéma, participe d’un ciment social aujourd’hui fragilisé. Vivement que tout réouvre, que l’on se retrouve. C’est pour cette idée de socle collectif que nous nous battons, en culture comme en judo.

De beaux lendemains
Aurais-je connu à Lyon l’Institut Lumière si mes pas ne m’avaient pas d’abord conduit à la Maison du judo (les deux bâtiments sont distants de 800 m, NDLR) ? Je n’ai eu qu’à traverser la rue. Mais, partout, nous ne sommes que de passage. Un judoka l’est sur un tatami, je le suis à Cannes. Que puis-je accomplir pour que mon successeur soit encore mieux armé que moi ? Ce souci de bonifier l’héritage et d’élever l’élève plus haut que soi vient du judo tel qu’il m’a été enseigné. Un jour, tu lègues à quelqu’un. Comme dit le dramaturge Georges Bernard Shaw, « il faut savoir rendre ce qu’on vous a donné ». J’ai été le partenaire de Raymond Redon, mon professeur, pour son sixième dan. Ma première ceinture noire, je l’ai longtemps portée puis l’ai ensuite offerte à l’une de mes premières élèves lorsqu’elle a obtenu ce grade. Dans le cinéma aussi, il y a cette notion de communauté et de respect des anciens. J’y suis connu pour veiller sur eux. Les morts récentes de Christophe, Jean-Loup Dabadie, Michel Piccoli ou Jean-Pierre Bacri, c’est bouleversant. Comme celle de Guy Auffray, que j’admirais dans mon enfance. Ce sont nos trésors vivants. Je vois la Palme d’or ou la mise à l’honneur des lauréats comme des remises de grades. C’est un rituel sacré. Il ne faut pas attendre que les gens partent pour leur dire combien ils comptent. Ce livre est une façon de me sentir redevenir judoka. Je ne peux plus le faire avec mon corps, alors je le fais comme ça. C’est ma manière de dire « merci »

*Judoka, éditions Stock

Propos recueillis par Anthony Diao
Remerciements : Leslie Pichot
Photos : Julien Falsimagne, Éric Gaillard, Stéphane Bonnet

À nos lecteurs :  cet article est paru en mars-avril 2021, dans L’Esprit du Judo n°91.