Y-a-t-il jamais eu une emprise aussi forte que celle de Clarisse Agbegnenou sur sa catégorie ? L’exploit le plus puissant qu’elle aura réalisé aujourd’hui, peut-être, c’est d’avoir battu sa plus forte rivale sans même l’avoir combattu. La Japonaise Miku Tashiro qui s’était acharnée à la vaincre sans succès lors du championnat du monde 2019 à Tokyo déjà, qui avait depuis fourbi ses armes et préparé cet événement en lui sacrifiant tout… n’a même pas vu les phases finales, d’abord, à cause d’un état de forme loin d’être optimal, blessée qu’elle fut à la cheville (d’où l’énorme strap) pendant de long mois. À l’arrêt à partir d’avril, la Nipponne n’a repris les randoris que depuis quelques semaines, apprenait-on en fin de journée. Mais il n’y avait pas que cela. On sentait également la sainte trouille olympique, la perspective de devoir faire face à l’indestructible, l’invincible Française devant les caméras japonaises et tout le pays derrière. Battue par une Polonaise qui n’aurait jamais dû pouvoir la faire vaciller, la plus grande rivale de Clarisse n’a, au fond d’elle, pas trouvé les ressources pour revenir au combat dans son pays. Même la formidable, la travailleuse, la dure au mal, la stoïque Slovène Tina Trstenjak ne fut que l’ombre d’elle-même dans les premiers combats. La présence de la quintuple championne du monde, sa médaille d’or de Budapest dépassant encore de la poche de son survet’, a affolé tout le monde. La plus contente ? La combattante du Cap Vert Sandrine Billiet qui s’était donnée les moyens de faire le combat de sa vie contre la Française au premier tour, un combat de vingt secondes dont elle est sortie honorée, comme elle l’expliquait au journal l’Équipe : « Moi je suis à vélo, et elle c’est une Porsche ! Tirer contre Clarisse, j’en suis bouleversée. J’aurais écrit une petite page dans ce que j’espère être une grande journée pour elle ». La plus digne de l’enjeu resta finalement sa plus ancienne rivale, la championne olympique 2016, la Slovène qui l’avait privé il y a cinq ans de ce titre majeur. C’était à nouveau elle en finale, Tina Trstenjak, revenue patiemment aux affaires pour être prête au bon moment, pour être à nouveau la dernière à se dresser face à Clarisse Agbegnenou.
A-t-on eu peur pendant cette finale ? Pas vraiment plus que pendant tout le reste de la compétition. La seule crainte possible, c’est l’entraîneur Larbi Benboudaoud qui l’exprimait : « Il ne fallait pas qu’elle sorte de la concentration, qu’elle reste sur les consignes. Il fallait éviter tout excès de confiance ».
Victoire en poche, Clarisse Agbegnenou pouvait enfin lâcher une émotion immense et immensément belle, embrassant tout, à commencer par sa rivale slovène qu’elle enlaçait, qu’elle portait dans ses bras, dans un de ces merveilleux moments que peut proposer le sport, quand les parcours arrivent au bout de leur accomplissement. Une émotion si absolue et si juste à la fois, douce avec l’adversaire étreint comme l’être le plus aimé, englobante avec nous tous… C’était juste parfait.
À vingt-huit ans, après des mois difficiles et même sombres pour elle, atteinte au tréfonds par la période, touchée par une forme de dépression, Clarisse a su se réinventer pour reprendre pied, garder son leadership, obtenir enfin le droit de vivre ce mois exceptionnel avec un titre mondial et le titre olympique dont elle rêvait depuis ses débuts, et même le plaisir simple d’une revanche sur sa plus grande déception sportive, il y a cinq ans à Rio. Le bonheur parfait, ça se mérite. En tribune de presse, elle parlait de prendre un peu de temps pour elle – on le lui souhaite – mais, déjà, de revenir très vite en prévision des Jeux de Paris. Jusqu’où ira Clarisse Agbegnenou ?
Le Japon affole les compteurs
Si la France avait logiquement les yeux tournés vers sa pépite, cette journée fut grandiose aussi du côté des garçons. Pas de Français malheureusement dans cette bataille d’une densité exceptionnelle, la plus forte depuis le début de la compétition, avec à chaque tour des affrontements titanesques. Et finalement, c’est encore une fois un Japonais qui se retrouve le dernier debout. La victoire de Takanori Nagase est immense à plus d’un titre. D’abord parce qu’il n’était pas tête de série et que son premier combat, contre le champion d’Europe turc Vedat Albayrak, était déjà du niveau d’une finale. Le représentant japonais du jour a pris tous les meilleurs : le Turc, le champion du monde en titre, le Belge Casse ,tête d’affiche attendue, mais aussi le redoutable Mongol Saeid Mollaei, ancien champion du monde pour l’Iran. Même les adversaires qui auraient pu lui rendre la vie plus facile, comme l’Allemand Dominic Ressel, se montrèrent les plus acharnés à tenter de le vaincre, les plus redoutables dans le combat. Comme ses camarades d’équipe des catégories de poids inférieures, Takato, Abe, Ono… Nagase s’est appliqué toute la journée à simplement poser les mains pour tenter de projeter, ce qu’il est parvenu à faire à chaque fois. À vingt-sept ans, l’éblouissant technicien champion du monde 2015, déçu d’une troisième place aux Jeux 2016, rentré dans le rang et même l’anonymat, par les blessures, est revenu faire la compétition d’une vie, lui aussi, renouant en ce jour avec un destin d’exception.
Immense aussi bien sûr, parce qu’il est le quatrième masculin japonais en or après quatre journées. Si on pouvait imaginer l’exceptionnelle réussite de trois titres masculins dans les catégories légères, cette nouvelle victoire, obtenue par un combattant qui n’était pas attendu à ce niveau, fait passer le Japon dans la quatrième dimension. Alors que les féminines japonaises sont pour l’instant dominées au classement par les Kosovares, avec deux titres, et les Françaises, avec trois finales dont un titre, les masculins nippons sont intouchables depuis le premier jour, affichant, en plus de leur formidable talent, une préparation, physique, mentale et technico-tactique jamais atteinte. Trois titres masculins, c’est la jauge haute, celle des grandes moissons de Sydney 2000 et d’Athènes 2004. Une fois, aux Jeux de Los Angeles 1984 (sans les pays de l’Est), les masculins avait atteint les quatre médailles d’or, mais c’était avec le toutes catégories en plus (et un certain Yasuhiro Yamashita). Quatre titres pour les quatre premières catégories hommes, c’est donc une première aux Jeux olympiques, un événement tout à fait unique et retentissant, stupéfiant, qui place le judo nippon au premier plan y compris dans son propre pays. Et il reste encore trois jours de compétitions individuelles, plus un premier titre olympique par équipes à aller chercher. Jusqu’où peut aller le judo japonais ?