Sujet central de nombreuses discussions lors des Jeux olympiques de Paris, l’arbitrage va connaître comme à chaque début d’olympiade des modifications, probablement en janvier 2025. Un rendez-vous crucial pour une problématique fondamentale tant elle influe la discipline qu’il régit. En plus des fédérations nationales, la fédération internationale de judo (FIJ) par la voix de son président Marius Vizer a sollicité L’Esprit du Judo comme l’un des observateurs les plus concernés pour connaître nos préconisations.
Dans ce cadre, notre équipe souhaite partager avec vous, lecteurs, pratiquants, passionnés, notre travail. Ce dernier vous sera présenté en trois parties. Après notre préambule et notre vision du rôle du règlement et des choix d’arbitrage, deuxième partie ce mercredi avec l’analyse critique des choix fondamentaux concernant le règlement.
Bonne lecture.
La rédaction de L’Esprit du Judo
III. ANALYSE CRITIQUE DES CHOIX FONDAMENTAUX CONCERNANT LE RÈGLEMENT
Sous ce titre, nous faisons l’analyse des choix fondamentaux qui ont organisé le règlement ces dernières années, et en quoi ces choix influencent la forme du judo, dans un sens positif ou négatif.
1- CHERCHER LA DÉCISION PARFAITE
La FIJ, ces dernières années, a tenté d’établir le règlement apte à rendre compte de toutes les situations, dans le but de préciser son jugement, de le rendre moins « subjectif». Dans le même ordre d’idée, elle a établi un système de contrôle du jugement humain, par l’arbitrage vidéo d’abord, redoublé du contrôle de la table centrale pour proposer un arbitrage « parfait ». Elle a aussi retiré aux arbitres la responsabilité de « choisir » le vainqueur en supprimant la décision finale aux drapeaux.
A. Une tendance à la déresponsabilisation des arbitres
– Au niveau du discernement dans leur jugement. Ils n’interprètent plus la situation à travers ce qu’ils comprennent du combat et des attitudes, mais de ce qui est écrit, ce qui permet à certains combattants d’assumer un comportement totalement tactique, en s’alignant sur la façon dont le règlement est rédigé. Par exemple, la plupart des fausses attaques ne sont pas comptabilisées par l’arbitre car, selon la façon dont le règlement est rédigé, si l’adversaire « réagit », il ne s’agit pas d’une fausse attaque. Le problème, c’est qu’une fausse attaque, c’est une intention, même si l’adversaire a réagi. C’est l’expertise d’un bon arbitre de savoir la percevoir. C’est sa responsabilité
de comprendre et de juger, au moment décisif.
– Au niveau de leur autorité réelle et symbolique. On attend d’un arbitre qu’il assure des décisions précises et pertinentes, mais on attend aussi de lui qu’il incarne la loi et l’esprit de la discipline, ce qui est une fonction essentielle dans le sport de compétition, notamment de confrontation. L’autorité, ce n’est pas seulement une question d’attitude, mais aussi de pouvoir réel sur le combat. Le règlement de plus en plus précis, mais aussi le contrôle de la vidéo, et désormais le contrôle final de plus en plus souvent assuré par la table, amoindrissent le contrôle du combat par l’arbitre, ce qui se manifeste de plus en plus souvent par des protestations, le plus souvent dirigées vers la table.
– Au niveau de leur prestation vis-à-vis des spectateurs. L’obligation qui leur est faite d’attendre le soutien technique, la confirmation ou la substitution de leur décision de la part de la table centrale rend leurs décisions peu lisibles et crée des moments de malaise et d’incompréhension, des temps de vide à l’image, alors que le rôle de l’arbitre fait aussi partie de la dramaturgie du combat.
B. Une tendance à la perte du sens
Cette détermination à vouloir tout écrire fait perdre de vue la simplicité du réel et efface la mémoire des choses, dans quoi elles s’enracinent. On a souvent l’impression que le règlement ne vient pas éclaircir la situation, mais s’y confronte. Ce qui créé une incompréhension et une frustration générale constante.
On a évoqué l’exemple de la fausse attaque, dont la tentative de définition rédigée dans le règlement fait perdre de vue ce qu’elle est véritablement. On pourrait évoquer dans cet esprit l’exemple du ippon, un point fondamental du judo, dont on voit que le règlement cherche à le définir tout en le perdant à chaque fois un peu plus de vue. Un « vrai » ippon, tous les judokas savent encore ce que c’est, le reconnaissent spontanément, mais le règlement n’a pas les moyens de le définir complètement, ou n’a pas su le faire. Désormais, les arbitres sont focalisés, comme le leur suggère le règlement, par la « zone d’impact » et sous-estiment de plus en plus les autres aspects du ippon, le contrôle, la force et la vitesse de l’impact (gake), mais aussi la qualité du « kuzushi-tsukuri » qui précède. C’est le symbole même de l’excellence et de la spécificité du judo qui perd de la force, et ce qui le distingue aussi fondamentalement des luttes. C’est aussi pourquoi l’arbitrage a une responsabilité si importante, qui dépasse le problème de la justesse de la décision.
L’arbitre identifie ce qui est juste aussi dans la forme, l’excellence gestuelle et la bonne utilisation des principes, singularité du judo par rapport à la recherche de soumission pure des luttes.
C. Une tendance à la complexité, au manque de stabilité, au manque de clarté du règlement
Un règlement trop précis, suivi trop au pied de la lettre, crée de la confusion chez tout le monde. Le spectateur « grand public » ne comprend pas les interventions de l’arbitre, mais le public habitué et passionné non plus, et c’est aussi souvent le cas des athlètes eux-mêmes. On a parfois aussi l’impression que le corps arbitral dans son ensemble est en difficulté avec ses propres choix. Il existe une nécessité de revenir régulièrement sur ce règlement complexe qui ne donne jamais complètement satisfaction, ce que l’on constate après chaque olympiade, mais aussi à une interprétation constante de ce règlement d’un tapis à l’autre, d’une compétition à l’autre.
D. Une tendance à l’allongement du temps de combat et à leur appauvrissement
Le fait de retirer la possibilité aux arbitres de décider le vainqueur dispense les combattants d’avoir à s’exprimer pendant le temps imparti. C’est aussi la tendance que crée un règlement qui permet mal de discerner les actions de qualité d’une activité plus tactique. Les athlètes doivent gérer l’activité pour ne pas être pénalisés pendant le temps imparti réduit à quatre minutes, mais peuvent attendre au-delà du terme, au golden score, pour jouer la victoire sur une action.
E. Une tendance à la « pénalisation » du judo
Un règlement complexe à suivre à la lettre, et même l’absence de décision pour désigner le vainqueur, entraîne la mise en avant de la pénalisation comme un élément constant et essentiel du combat, ce qui est une façon paradoxale de présenter le judo et les combattants. Souvent amené à deux pénalités partout, c’est alors une décision « arbitraire », sur une action qui ne va pas toujours dans le sens du combat, qui emporte la décision finale. La pénalité n’est pas un problème en soi, c’est un outil au service de l’expertise des arbitres. Mais le fait d’en faire un levier aussi fort pour déterminer victoires et défaites, avec de si nombreuses disqualifications de l’un des deux combattants, est, finalement, le pire choix de promotion de la discipline. On peut ajouter que ces nombreuses pénalités, données dans un combat de quatre minutes, favorisent encore l’appauvrissement du spectacle par la fréquence des temps de rupture.
2- SIMPLIFIER ET RENDRE LISIBLE
Soucieuse de rendre le judo plus « lisible » au grand public, la FIJ a multiplié ces dernières
années les modifications visant à simplifier, à rendre le judo plus immédiatement compréhensible au grand public. Malheureusement au prix de sacrifices vitaux pour la discipline elle-même.
A. Une tendance à l’amputation vitale du judo
Aux lendemains des Jeux de 2004, la commission d’arbitrage de la FIJ a rompu les équilibres précédents en favorisant la « dynamique » du judo, ce qui consistait à être plus tolérant avec les saisies aux jambes non préparées par le « kuzushi-tsukuri », le travail de déséquilibre et de placement. Les Jeux de 2008 ont alors servi d’avertissement. Le choix décisif, en 2009, de renoncer à toutes les saisies sous la ceinture, pour ne plus avoir à assumer la subtilité de l’arbitrage de ces techniques spécifiques, a ouvert à rebours une époque très troublante pour les amateurs du judo dans son intégrité. La FIJ a en effet fait le choix assumé de retirer du patrimoine sportif, et donc des dojos du monde entier, des techniques classiques faisant non seulement partie du « gokyo » de Kano, mais aussi de la cohérence générale du dojo en tant que discipline martiale séculaire, respectée en tant que telle, et pas seulement dans son expression sportive. On constate aujourd’hui par exemple que c’est le jiu-jitsu brésilien qui exploite les « ramassements de jambe », qui étaient du domaine de compétence du judoka, ce qui est une responsabilité grave prise par la FIJ pour des raisons dont on peine à discerner la pertinence, un préjudice qui se mesure dans notre compétitivité par rapport aux disciplines proches et rivales.
Par la suite, d’autre décisions, comme la suppression des clés de bras à partir de la position debout, sont allées dans le même sens. À chaque fois, c’est une part du judo qui disparaît aux archives, et un affaiblissement de chaque dojo de judo, de chaque judoka dans le monde.<
B. Un appauvrissement du sens et du spectacle judo
Arbitrer une discipline « complète » comme le judo demande de la pertinence et de la subtilité, mais la suppression des techniques n’amène pas la limpidité ni la clarté recherchées. L’absence des techniques de saisie aux jambes notamment autorise les kumikatas dominants, la concentration du combat sur le haut du corps, peu spectaculaire et qui n’ont pas de sens sur le plan martial. Ces choix ont plutôt contribué à scléroser le judo dans une forme sportive qui n’a pas gagné en spectacle ce qu’elle a perdu en vérité et en pertinence martiale comme éducative.
On peut considérer dans le même esprit que la suppression du koka et du yuko, qui visait aussi à la simplification de la « lecture » du combat par le grand public, lui a ôté la possibilité d’en comprendre l’esprit – la recherche du geste le plus « pur » possible : le ippon – puisque tout se résout désormais à l’idée de marquer le demi-point suffisant, le waza-ari, sur des gestes très peu hiérarchisés entre eux. Même les athlètes sont contaminés par le peu d’exigence du règlement pour la qualité des techniques, qui incite à ne pas chercher la haute virtuosité quand il suffit d’un geste de niveau moindre pour obtenir le même score.
C. Une tendance à l’utilisation de la sanction pour « faire passer le message »
Initié avec la sanction de la disqualification directe, en 2009, pour tout contact sur la jambe. La FIJ a pris l’habitude, que l’on peut interroger, de pénaliser de façon outrancière les points litigieux qu’elle a du mal à gérer de façon plus fine. C’est le cas de toute interdiction de clé à partir de la position debout sous peine de disqualification, et, depuis les Jeux de Tokyo, de tout appui sur la tête avec la même sanction. Cette volonté de « faire simple » en faisant brutalement, est en fait, encore une fois, peu comptable des « coûts » indirects de ces choix radicaux. En l’occurrence, le risque qu’il est aujourd’hui déraisonnable de prendre les grandes techniques spectaculaires debout qui font la valeur même de notre discipline : uchi-mata, ippon-seoi-nage debout, etc.