Yamanashi Gakuin s’impose au bout d’un suspense haletant chez les filles

Takenori Nagase, héros de Tsukuba, et sélectionné pour les prochains championnats du monde / Emmanuel Charlot – L’Esprit du Judo

Alors qu’à quelques milliers de kilomètres et au même moment, Bakou accueillait les Championnats d’Europe, le Nippon Budokan de Tokyo (que vous pouvez découvrir dans l’Esprit du Judo actuellement en kiosque) réunissait comme chaque dernier week-end de juin les championnats du Japon universitaires par équipes toutes catégories.
Tout amoureux du Japon et de son judo devrait pouvoir au moins une fois dans sa vie assister à ce magnifique moment qui concentre à lui seul tout ce que le judo nippon a de singulier, de si plaisant et disons-le franchement, de si fascinant.
En effet, lorsque l’on quitte le Budokan parmi le flots des étudiants rejoignant à pied la station de métro « Kudanshita », habillés de leurs pantalons à pince, avec chemises blanches, cravates, portables dans la main et mines un peu fatiguées, le bilan du week-end commence à se faire dans notre tête et l’impression générale qui s’en dégage, en contemplant les énormes nénuphars des douves du Palais impérial, est que c’était quand même sacrément chouette ! Les scénarii proposés par chaque finale y étant aussi pour beaucoup.
Car le succès de Yamanishi Gakuin et Tsukuba ne s’est dessiné que dans des combats décisifs, au cordeau. Un script rêvé pour les amateurs de suspens. Et un fait majeur, que bien peu de monde, hormis sans doute les intéressés et le journaliste d’ejudo.info (site de référence au Japon), ne pensaient sans doute réalisable : mettre fin au règne de Tokai, de ses 7 titres consécutifs, de son assurance accumulée à force de monopoliser la victoire. Tsukuba, l’université de Hiratoka Okada, l’a fait. Un titre attendu depuis 1987, une 4ème couronne depuis dimanche soir. Grâce en grande partie à son capitaine, un jeune homme de 22 ans, concurrent direct de Loic Piétri au niveau international, qui a été tout simplement très grand. Son nom pour ceux qui ne le connaissent pas :Takenori Nagase.

Championnat et traditions

7 judokas chez les garçons, 5 ou 3 chez les filles et respectivement 62, 34 et 28 équipes. Une compétition qui concentre ce qui fait encore l’identité du judo nippon avec l’absence de catégorie de poids, et l’idée inaltérée, et toujours motrice dans le pays fondateur, que le petit peut battre le gros si il applique intelligemment les principes biomécaniques exaltés par Kano. Autre idée forte : le prestige plus grand accordé à la victoire collective, fruit d’efforts partagés, un pilier culturel dans un pays où le collectif prime l’individu.
A 9h, un protocole immuable et sans excès ouvre comme chaque année la compétition avec la présence de toutes les équipes, réunies sur les 6 tapis de combats et alignés par Université. Des centaines de judokas au judogi blanc et immaculé, écoutant silencieusement l’hymne japonais retentir dans la salle, drapeau nippon immense accroché bien en évidence sous les lumières au plafond.
Suit le discours d’ouverture de Nobuyuki Sato, président de la fédération universitaire. En face de lui, les trois équipes vainqueur en 2014 : Tokai chez les garçons, Yamanashi Gakuin (5 combattantes) et Kanoya (3 combattantes) chez les filles, dont les capitaines tiennent à bout de bras des drapeaux, trophées remis aux équipes victorieuses l’année précédente.
Viens enfin le discours du « fair-play » des combattants, toujours prononcé le bras droit tendu vers le ciel par le capitaine de l’équipe masculine championne en titre, en l’occurrence Kenta Nagasawa, de Tokai.
Au Japon, le bouleversement des règles d’arbitrage au niveau mondial n’a clairement pas « imprimé ». Ici le hikiwake a toujours ses lettres de noblesse et on arbitre « à l’ancienne », à trois. Un arbitre « jury » se trouve derrière l’unique caméra, avec un poids prépondérant si une décision ne fait pas l’unanimité et les sanctions tombent de manière beaucoup plus mesuré, voire parfois jamais… ce qui est parfois problématique aussi.
Il arrive, même ici, qu’elles tombent sans réelle justification. Ce fut rare, mais le cas s’est présenté lors d’un combat crucial sur lequel nous reviendrons. En cas d’égalité parfaite à l’issue du combat chez les filles, si il y a un match nul, les deux combattantes remontent sur le tatami avec règle du golden score : un avantage ou une pénalité et le match est plié. Chez les garçons, on choisit   un combattant dans l’équipe et c’est reparti pour 5 minutes. Des règles qui auront toute leur importance pour la suite.
Dans les tribunes, les drapeaux des universités ornent les balustrades, et chaque équipe a le droit à sa chorale composé des copains ou copines non-sélectionnés, dont les chants sont parfois préparés une ou deux semaines avant la compétition.
Devant les tapis, la tribune officielle fait office de Panthéon vivant du judo nippon. Vous y croisez Kosei Inoue suivant de très près les victoires écrasantes de son université, Tokai, Toshihiko Koga, se balader en attendant que ses filles d’IPU rentrent en piste, Shinji Hosokawa, avec une vue imprenable sur le tapis n°2, là où evoluera Tenri tout le weekend et bien d’autres encore : Kaori Yamaguchi, Haruki Uemura (President du Kodokan), présent seulement, et de manière plutôt discrète, le dimanche, et d’autres encore. On croisera le dimanche un Shohei Ono, costume et petite serviette noire à la main, tout en élégance (hormis cette inexplicable coupe de cheveu), se joignant aux étudiants de Tenri dans les tribunes, secouant frénétiquement les mini-éventails en plastique violets frappés des kanjis de la mythique université situé dans le Kansai.
Enfin ici, pas de salon VIP ou autre puisqu’on dégustera le bento gentiment offert par l’organisation à la table contiguë à celle de…Yasuhiro Yamashita.

Autour des tapis, les internationaux venus suivre la prestation de leurs « kohai ».
Tokai sur le tatami n°1 et derrière les barrières : Yuya Yoshida, Riki Nakaya ou Ryonosuke Haga.
Un finaliste au Masters, deux sélectionnés pour Astana dont l’un est double champion du monde et vice-champion olympique venus encourager les étudiants avec qui ils pratiquent encore tous les jours (les internationaux s’entraînent pour la majorité dans leur ancienne université) et sans doute espérer un huitième titre consécutif que tout le monde ou presque leur promet tant l’équipe constitue une « machine de guerre » inarrêtable. 

Une finale Teikyo/Yamanashi gâchée par l’arbitrage

Mais chaque chose en son temps. Le samedi, c’est le jour des filles.
Dans la compétition à 5, les favoris sont immuables depuis quelques années : IPU, Teikyo, Yamanashi Gakuin. Tokai et Nichidai dans une moindre mesure.
L’année dernière, Yamanashi Gakuin de Nishida Sensei l’avait emportée 3-2 contre IPU. Un remake de 2013 où cette fois-ci c’est l’université d’Okayama, coachée par Koga et Yano qui s’était imposée. 2015 pour une belle ?
Pas du tout ! Puisque IPU se faisait sortir en 1/8ème de finale par Tsukuba. 1-1 au bout des 5 combats mais plus de points marqués par la seconde nommée. C’est peu de dire que cette contre-performance contrariait Koga, visage et mâchoires fermés. A sa décharge, Natsumi Kuroki, l’une des ses meilleures protégées, n’était pas là pour cause de concours d’entrée dans la police.
En demi-finale, l’Université à la fleur de cerisier retrouvait Teikyo. 1-1 mais cette fois-ci c’est Teikyo qui gagnait « aux points ».
Dans l’autre partie de tableau, Yamanashi arrivait en finale sans vraiment avoir à forcer son talent. Juste une petite alerte en ¼ de finale contre le Kokushikan de Anzu Yamamoto.
En demi-finale, l’Université au même nom que sa préfecture, laminait Ryokoku 4-1.
C’était donc parti pour une finale Yamanashi – Teikyo.
Une rencontre qui s’avèrera tendue, fermée, voire cadenassée jusqu’au cinquième combat.
Tout juste aura-t-on pu apprécier le très joli tomoe-nage de la vive Christa Deguchi, 19ans, nippo-canadienne, vice-championne du monde juniors en 2014 lors du deuxième combat.
Tout se jouera donc lors du duel opposant les dernières combattantes. Deux lourdes qui pendant 4 minutes s’échinèrent à passer la hanche avant celle de son adversaire sans pour autant prendre trop de risques. Les quatre minutes s’égrènent. On sent bien que les initiatives sont calculées vu l’enjeu. Le chrono sonne. Voilà donc les deux équipes à égalité parfaite.
Le tirage au sort est effectuée et se sont… les deux mêmes combattantes qui vont devoir remettre le couvert immédiatement !
Avant de remonter sur le tapis, ces dernières, exténuées, sont encouragées et chouchoutées par leurs copines. En finissant de lui donner ses consignes, la coach de Teikyo se frappe du poing sur le cœur pour bien faire comprendre à sa combattante que le « kokoro » jouera un rôle fondamental dans sa possible victoire et qu’elle devra y puiser l’énergie nécessaire pour faire triompher l’équipe.
C’est donc reparti pour quatre minutes décisives. Les chants se lèvent des tribunes au moment où chacune d’elle re-rentre sur le tatami. Première séquence : la combattante de Yamanashi prend l’initiative avec sa main droite haute. Elle passe une jambe pour une tentative d’uchi-mata bien timide. Pas de danger pour celle de Teikyo. Matte.
Alors que tout le monde pense le combat va continuer, l’arbitre central fait le geste qui appelle ses deux assistants ! Un énorme « oh ! », mélange d’étonnement et d’incompréhension, monte des tribunes, surpris autant que nous par cette décision. La concertation ne dure pas longtemps. Les arbitres vont se rasseoir dans les coin. L’arbitre central commence à faire le geste d’une moulinette. Shido pour la fille de Teikyo ! Stupeur dans le Budokan. Pas de protestation, ni de sifflets ici dans ce temple du judo, mais on sent bien que le borborygme unanime de la salle marque un désaccord profond avec cette pénalité, beaucoup trop sévère.
Et là coup de théâtre. L’arbitre « jury » de la vidéo appelle l’arbitre central et lui intime l’ordre de changer de décision ! Ce qu’il fait en serrant les dents, au grand soulagement des spectateurs. Les circonstances du combat, qui décideront du vainqueur de la compétition entre deux filles épuisées qui devront aller au bout d’elles-mêmes, constituaient un scénario rêvé. Se le voir gâcher par une décision qui allait à l’encontre de ce qui constituait un condensé des conditions propres à mettre en exergue le côté samouraï du judo, pas question !
Quatre séquences plus tard, incroyable, mais vrai, alors que les jeunes filles continuent à essayer de créer la différence, l’une avec son uchi-mata, l’autre avec un tani-otoshi, bis repetita. Matte. Shido et…second déjugement ! Tout aussi justifié. Et une ambiance qui monte de plusieurs décibels. Une véritable excitation s’empare de la salle qui devient épidermique à chaque attaque, mouvement de hanche ou déséquilibre.
Nous sommes à plus de quatre minutes de golden score quand la combattante de Teikyo produit le plus gros kinza de ce combat sur son tani-otoshi, technique de contre. Dans la séquence, elle se montre cependant un peu passive mais rien de très répréhensible. Pourtant, l’arbitre central lui inflige un shido à nouveau, sans cette fois-ci être remis en cause par l’arbitre vidéo.
Décision surprenante, alors que la Teikyo girl s’était montrée clairement la plus dangereuse même si elle laissait quasi-systématiquement son adversaire de Yamanashi passer sa hanche droite…
Doublé donc pour Yamanashi après sa victoire en 2014.

Nagase, héros de Tsukuba

Le dimanche, donc, place aux garçons et aux 31 meilleures équipes.
Dans le costume de l’archi-favori : Tokai. 7 titres consécutifs, une équipe taillée dans le roc avec des garçons déjà coutumiers du haut niveau international comme Aaron Wolf (-100 kg), Masyu Baker (-90 kg) ou Kenta Nagasawa (-90 kg). Une vraie machine de guerre bien décidée à éteindre toute velléité de rébellion.
Dans le même tableau, Tenri, deux fois demi-finaliste malheureux en 2013 et 2014 contre cette dernière, mais qui aura eu le mérite, avec son armada de mi-moyens surdoués (les Shohei Ono, Goki Maruyama, Takeshi Doi et Tomofumi Yasuda) de faire sérieusement trembler l’université coaché par Agemizu Sensei.
Cette année, l’université du Kansai comptait dans ses rangs deux jeunes perles en devenir : Yuji Yamamoto, vice-champion du monde juniors 2013 en -73kg et le fils Masaki, un -81kg tout en longueur et grand adepte d’uchi-mata.
Dans l’autre tableau, le finaliste des deux dernières éditions, Nichidai, emmené cette année par son capitaine Kyles Reyes (-100 kg), le Canadien champion du monde juniors en 2013 et Tsukuba, menée par Takenori Nagase, le -81kg que le Japon se cherchait depuis plusieurs années.
Alors que le début d’après-midi approche, aucune surprise : Nichidai affrontera Tsukuba en demi-finale, pour la revanche de 2014.
De l’autre côté Tokai joue les rouleaux-compresseurs en ne laissant qu’un seul point en route pour arriver en demi-finale ! 7-0, 4-0, 4-1 (contre Yamanashi Gakuin). Face à elle, elle retrouvera Kokushikan, l’université coachée par Keii Suzuki, tombeur d’une bien pâle équipe de Tenri emmené par Takamasa Anai en quarts par 3-1.
Des Tenri boys en dedans, sans souffle ni génie et dont on avait senti qu’ils n’étaient pas dans un grand jour lors de leur combat précédent contre Waseda. Vainqueur 4-2, Tenri avait été menée 2-1 grâce notamment aux deux de-ashi-barai absolument sublimes d’un combattant de l’université de Mikinosuke Kawaishi sur le fils Masaki.
Cette défaite contre Kokushikan pose question et il suffisait de voir les mines complètement déconfites des combattants et du staff, lors du débriefing dans les couloirs du Budokan, pour se rendre compte au premier coup d’oeil que quelque chose ne va pas. Ne va plus ? Car d’autres signes inquiètent. En effet, pour la première fois depuis une éternité (depuis toujours ?), aucun lourd de Tenri n’avait été sélectionné pour le Zen Nihon, fin avril.
Une situation inquiétante pour une université qui a fait rêver, fascine et attire encore, à juste titre, beaucoup de judokas français.
En demi-finale, Tokai ne fera en revanche qu’une bouchée de Kokushikan : 5-0.
Dans l’autre tableau, Tsukuba créé déjà une sensation, en sortant Nichidai aux points, car après 7 combats, le score était de 1-1.
Avant la finale, on espère secrètement que cette dernière ne ressemblera à celles de 2014 pendant laquelle Tokai avait littéralement puni Nichidai (6-1).
Pour s’en convaincre encore plus, le pronostic de Hideki Furuta, le journaliste d’ejudo-info, nous sert de credo : lui ne voit que l’université de Hirotaka Okada pour mettre fin au règne sans fin de Tokai.
Après coup, on se dit que nous avons bien fait de ne pas parier avec lui.
Car il avait vu juste.
Premier combat entre Nagase et Sakamoto, un excellent -100kg. Et première pierre à la statue de héros du jour que va se créer Nagase. A 1’30 de la fin du combat, le vainqueur du Grand Chelem de Tokyo et du Masters, sort un tani-otoshi compté waza-ari. 1-0 Tsukuba.
Derrière, Kobayashi met un superbe pion. 2-0 Tsukuba.
Puis vient Aaron Wolf. Très gros physique, une « caisse » impressionnante mais qui sortira frustré d’un match nul, obtenu très intelligemment par le combattant de Tsukuba.
Autre match nul puis première victoire de Tokai qui réduit le score. Monte sur le tapis, Kenta Nagasawa, vainqueur de la Coupe du Kodokan 2014 en -90kg. Capitaine de Tokai et un uchi-mata qui déracine.
Face à lui, le judoka de Tsukuba avait l’obsession du hikiwake. Et il faillit bien y arriver. Sauf que Nagasawa s’est montré digne de son capitanat. Allant au bout de lui-même il n’a cessé de chercher la faille. Et finit par la trouver sur un gros o-soto-otoshi, compté waza-ari et très bien suivi au sol. Nagasawa ramène donc les deux équipes à égalité. 2-2.
Reste deux combats, dont un de Masyu Baker qui ne trouvera jamais l’ouverture, montrant ostensiblement (pour un Japonais) sa frustration. Le dernier combat ne donnera rien.
Egalité parfaite. Combat d’appui.
Montent sur le tatami Wolf et Nagase.
Très tactique, le capitaine de Tsukuba ne prendra que très peu de risques, laissant Wolf se piéger presque lui-même. Deux shido rapidement pris, le combattant de Tokai ne trouvera jamais la solution pour marquer l’avantage attendu.
Nagase pouvait bien se faire pénaliser une fois, il avait géré son combat de main de maître.
Une victoire qui valait bien de ne pas chercher à tout prix le ippon, face à un adversaire extrêmement difficile à déstabiliser, un monstre physique et un gros contreur.
Lorsque le chrono sonna, on se dit qu’on venait d’assister à quelque chose de vraiment beau : Tsukuba avait été chercher sa victoire avec les tripes, au cœur, face à « l’invincible armada ».
Il était drôle et touchant alors de voir les colosses de Tsukuba pleurer comme des bébés en montant sur le tatami pour le salut final.
De l’autre côté, les combattants de Tokai semblaient hagards, frappés par la foudre qu’ils n’avaient pas du tout vu venir, car même si il fallait que cela arrive un jour, perdre lors du combat décisif, et d’un shido, risque de donner quelques nuits blanches, à ressasser, aux judokas héritiers de Yamashita et Inoue.
Sans doute pourront-ils se dire qu’ils sont tombés sur un Nagase en état de grâce, portant littéralement son équipe pour sa dernière année universitaire.
Maigre consolation.  

Résultats 

Féminines 

Équipe de 5 
1.Yamanashi Gakuin
2. Teikyo
3. Ryokoku 
3. Tsukuba

Équipe de 3 
1. Kanoya
2. Ashiya
3. Fukuoka University of Education
3. Soka University

Masculins 

1. Tsukuba
2. Tokai
3. Kokushikan
3. Nichidai