Un nouveau titre et enfin des adversaires
Le premier événement de cette journée particulière fut la façon ultra-discrète et totalement inattendue dont les deux poids lourds japonais se sont retirés sur la pointe des pieds, comme s’ils ne voulaient pas déranger, ni s’immiscer dans le débat attendu entre le patron et son challenger, le champion olympique et le nouveau champion d’Europe, Teddy Riner et le Géorgien Guram Tushishvili. Le vainqueur du Grand Chelem de Tokyo et de Paris et le vice-champion olympique sortis par… deux Autrichiens, 65e et 53e poids lourds mondiaux, ça n’est pas banal ! A vrai dire, c’est tellement hallucinant qu’on devine l’ombre de Riner sur leurs épaules. Comme si l’idée de l’affronter les avait empêcher de s’exprimer. Quoi qu’il en soit, ils ont pu confortablement s’installer dans les tribunes pour apprécier le spectacle d’adversaires qui n’abdiquaient pas face à ce dernier et lui rendaient coup pour coup. Le « Kentoku » de l’équipe, Kosei Inoue, leur en reparlera sûrement dans les mois à venir. Une contre-performance japonaise, c’est important de la noter car elle était rare à Budapest. Aujourd’hui encore, sans faire d’étincelles ni attirer l’attention tant on est blasé, le Japon s’est offert un champion du monde des -100kg, pas le même que celui de 2015, Ryunosuke Haga, mais un nouveau, Aaron Wolf, 21 ans, médaillé mondial junior 2014. Chez les filles, Sarah Asahina, 20 ans, était aussi en finale des +78kg et aurait dû l’emporter tant sa rivale chinoise, Yu Song, championne en titre, commençait à avoir du mal à se relever. Mais l’arbitrage a considéré que deux ou trois plats ventres sans aucun déséquilibre de la Chinoise suffisaient pour que la jeune Japonaise mérite une pénalité qui la prive de titre. Quand on voit ça, on peut s’interroger. Il faudra qu’on nous explique vraiment à quoi sert l’arbitrage. Protéger le judo ? Faire gagner le meilleur ? En pays de judo, c’est la Chinoise Yu qui aurait dû être pénalisée pour de si évidentes fausses attaques. Mais aujourd’hui c’est elle qui a eu raison de le faire puisqu’elle l’a emporté. Et la Japonaise qui a bien eu tort de tenter d’installer ses séquences puisqu’elle a perdu. La prochaine fois, elle saura qu’il faut se jeter sans préparation, c’est le modèle d’arbitrage actuel qui l’exige.
Dommage pour elle (et pour le judo), mais le Japon s’en remettra. Il revient de Budapest avec sept titres individuels, dont quatre chez les garçons, tandis que les filles étaient dans toutes les finales (sauf en -63kg où aucune Japonaise n’était engagée). Une performance historique encore une fois, comme en 2015, et comme aux Jeux de 2016. Le Japon prépare son grand rendez-vous de 2020 en renouant avec les plus hauts standards de son âge d’or. Tiendront-ils ce rythme jusqu’aux Jeux ? En attendant, c’est peu dire qu’ils dominent. Ils écrasent à nouveau totalement le judo mondial.
Lui et les autres
Comme pour le Japon avec les nations, Il y a lui et les autres. Il navigue en solitaire depuis 2007, traçant une trajectoire qui n’appartient qu’à lui, même si il est aussi la France. Et profitons-en tant qu’il est là ! Le vide qu’il va laisser risque d’être aussi abyssal que les sommets qu’il atteint aujourd’hui. La France ne va pas très bien sur ce championnat ? Cela n’a pas d’influence sur lui. Aucun champion olympique n’a réussi à prendre un titre mondial à Budapest ? Il n’est pas concerné. Il est le seul à n’avoir fait aucune compétition depuis Rio 2016 ? Pas de problème. Pourtant, tout cela semblait tracer une forme encore en suspens, comme un mauvais génie naissant, celle d’un destin qui bascule, un colosse qui tombe… Pas assez d’entraînement, de repères, cette fois. Trop de victoires, trop longtemps. Quelque chose allait forcément se passer.
Au premier combat, son niveau de forme est apparu pour ce qu’il était. Un petit manque d’impact et d’appui qui rendait ses appels et ses tentatives d’attaque peu efficaces, ce qu’on pressentait. Mais on a senti aussi s’affirmer sa force mentale, on l’a presque vu se déployer au dessus des combats comme une aura. On avait un peu oublié que Teddy Riner était capable de faire ça. Posé, patient et intelligent, mais aussi toujours armé d’une ressource nouvelle. La solution efficace aujourd’hui, en plus de ses sutemis latéraux : un sasae-tsuri-komi-ashi qu’on ne lui connaissait pas. Enfin le combat attendu est arrivé. Exceptionnel sans doute devant l’écran, unique pour les privilégiés qui étaient dans la salle et pourront le raconter dans dix ans. Tushishvili et son refus de craindre le grand homme, ses coups d’épaule pour ne pas rester fixé, ses attaques déterminées et ce coup de patte magique qui fit s’envoler le Français et croire au Géorgien, pendant une seconde, qu’il venait de battre l’invincible ! Et dans la seconde suivante, la réplique de Riner qui marque ippon. C’était juste magnifique. Un combat d’homme que la table d’arbitrage eut le bon goût de laisser se dérouler sans aucune intervention, (malgré un arbitrage central moulinant dans le vide comme un pantin). Un pur moment.
Du neuf pour les quatre ans qui viennent
Ce que Teddy Riner a gagné sur ce combat, au-delà du neuvième titre (ou du huitième si on préfère ne pas compter celui obtenu en « toutes catégories » à Levallois), c’est une situation neuve, avec un adversaire privilégié désormais, un homme qu’il retrouvera toujours devant lui et qui n’aura de cesse de ruminer cette victoire à venir, comme il la ruminait déjà en abandonnant la place de trois à un autre. Un petit gaucher ultra-puissant et athlétique, qui aime passer sous le centre de gravité, un danger constant pour le grand champion invaincu. Invaincu jusqu’à quand ? En finale, le Brésilien David Moura était volontaire lui aussi, prêt à se battre, prêt à être le premier à le vaincre avec ses armes comme si le Géorgien lui avait donné le chemin. Ils vont essayer, et essayer encore, et il y en aura d’autres. Mais c’est un vrai gain finalement pour l’immense champion qu’il est, qui a encore réussi à surprendre aujourd’hui, car c’est d’adversaire dont il a besoin pour briller à ce niveau, et aussi désormais d’adversaires dont il a besoin pour durer, « faire plus de judo » et « prendre du plaisir » comme il le disait déjà dans la zone mixte aux premiers micros tendus, parlant à nouveau de Paris 2024, ce qu’il ne faisait plus depuis un moment.
Un jour l’un d’entre eux y parviendra. Quand ? L’un d’entre eux lèvera les bras au-dessus du grand champion vaincu. Mais pour l’instant, leurs volontés de prétendants n’ont fait que réveiller le dragon sommeillant. Et c’était beau à voir.
Prise de conscience
Et sinon, aujourd’hui, quoi ? Un championnat du monde qui continue à agacer par son arbitrage – désormais les pénalités disqualifiantes sont de retour après les jours de golden score à rallonge – et ses combats trop fermés sur le kumikata. Une Mongolie épatante qui en termine par la médaille opportuniste de son vieux guerrier Naidan Tuvshinbayar et entre cette fois vraiment dans le concert des toutes meilleures nations. Six médailles, le double de la France ! Et l’avenir s’ouvre pour eux. Le Japon, signataire tranquille de sa meilleure performance depuis près de dix ans au nombre de médailles d’or (Tokyo 2010 mis à part, mais toute les catégories étaient doublées) et la France de l’une des pires, malgré les deux titres qui nous amène à la seconde place des nations. Trois médailles, une seule pour les garçons. Ce n’est décidément pas assez. Maret en souffrance, Andeol mal remise de son titre olympique, même les féminines font un relativement piètre bilan. Des trentenaires qui ne le font pas, des jeunes qui n’y parviennent pas… Budapest ? Un championnat qui fera date sans aucun doute pour la France, comme celui du neuvième titre, mais aussi comme celui de la prise de conscience du travail à faire pour retrouver une grande équipe de France à l’horizon 2020-2024.