Une médaille pour la France et l’histoire des Abe en marche

Une première médaille française qui fait plaisir, non seulement parce qu’elle « lance le compteur », mais aussi parce qu’elle relance Amandine Buchard, dite « Bubuche », enfant blessée de la république du judo. Une belle médaille pour la France, mais déjà trois titres pour le Japon qui réussit aujourd’hui le doublé par la famille Abe. Récit d’un moment historique.

On l’avait quittée à bout de souffle, incapable de descendre au poids comme l’institution le lui demandait, et elle-même ne sachant plus très bien ce qu’elle devait faire, à quelques mois des Jeux 2016. On l’avait retrouvée timide après ce lourd échec, mais toujours talentueuse et rapidement très performante à l’orée de l’année 2017, accumulant de nombreuses médailles en tournoi dans sa nouvelle catégorie des -52kg. Mais poursuivie par un signe indien, une sorte de mélancolie qui lui faisait perdre un peu de la confiance nécessaire dans les moments décisifs, elle s’inclinait toujours en grand championnat, soit trois opportunités continentales et mondiale. 

La numéro un mondiale confirme !

Cette fois, c’est passé. Et on a presque envie de dire que c’est normal pour une combattante qui abordait ce championnat du monde avec le statut de n°1 mondiale à la ranking. À son meilleur niveau, elle est en effet presque irrésistible avec son système technico-tactique ramifié de kata-gururma et autres uki-waza subtils, distribués avec un art consommé du timing et un sens naturel du combat. Cette absence de grandes médailles (depuis celle qu’elle avait récoltée en -48kg en 2014) « ce n’était pas normal » pour une combattante de cette trempe. Encore fallait-il le démontrer. Une médaille mondiale ne s’offre pas à n’importe qui.
Amandine Buchard est donc enfin parvenue à démontrer à nouveau qu’elle ne l’était pas (n’importe qui…), ce que nous savions tous, mais ce qui restait virtuel dans cette catégorie. Désormais c’est clair, elles ne sont pas nombreuses celles qui peuvent prétendre sortir victorieuse d’un combat contre elle. Il est clair aussi, néanmoins, qu’il y en a une qui peut, et c’est justement celle qui la prive de finale, celle qui l’a battue nettement lors de leurs trois rencontres précédentes, Uta Abe. Alors qu’elle avait su la pousser au golden score en finale à Paris pour leur dernier combat en date avant cette demi-finale mondiale, la Japonaise a cette fois repris du champ, et dans les grandes largeurs, en écartant sa rivale française dès la première saisie, sur un enchaînement au sol intimidant et inattendu, qui faillit bien aussi la priver de médaille en même temps que de son coude. Mais aucune des autres adversaires qu’elle a rencontré aujourd’hui n’ont vraiment fait illusion, ni la jeune et impétueuse Israélienne Primo, ni l’expérimentée Belge Van Snick, enroulées toutes les deux.
Voici donc Amandine Buchard médaillée, réparée. Quatre ans après sa première médaille mondiale, elle emporte la seconde et dessine les premiers contours d’une carrière qui, bonne nouvelle pour le judo français, peut encore être prolifique. Après tout, elle n’a toujours que vingt-trois ans. Seule ombre à ce tableau souriant, sa terrible rivale n’a, elle, que dix-huit ans. On ne se lassera jamais de ce long affrontement qui ne fait que commencer.

Dix-huit ans de moyenne d’âge

La moyenne d’âge des championnes du monde 2018 et donc un petit dix-huit ans ! Après les dix-sept ans de l’Ukrainienne Bilodid, championne du monde en -48kg, c’est en effet Uta Abe qui repousse Teddy Riner à la cinquième place des plus jeunes vainqueurs du rendez-vous mondial (mais largement premier chez les masculins). La championne du monde -52kg est née un 14 juillet 2000… une date déjà spectaculaire. Elle n’est en fait plus vieille que l’Ukrainienne, né en octobre 2000, que d’une dizaine de semaines. 
Si on ajoutait la moyenne des champions du monde déjà couronnés de Bakou, on n’infléchirait pas tant que ça la courbe. Si Naohisa Takato, vainqueur en -60kg, a vingt-cinq ans – il avait 20 ans pour le premier de ses trois titres — Hifumi Abe n’a toujours que vingt-et-un ans depuis le mois d’août, avec déjà deux titres mondiaux dans son bagage.

Une fratrie partie pour marquer

Hifumi Abe ? Le grand frère d’Uta bien sûr, dans cette incroyable fratrie, souriante et agréablement juvénile dans les attitudes, mais dotée d’un judo (et en particulier leur tsuri-komi-goshi d’assommeur) dont l’expression frise parfois l’agression physique. Détruit en une minute, le futur médaillé mondial pour la sixième fois dans sa carrière, le magnifique combattant ukrainien Zantaraya, en sait quelque chose.
Même si l’événement prend son temps en s’étirant sur huit journées, pour l’instant c’est l’exceptionnel à chaque fois dans ce championnat du monde. Hier c’était la magnifique extra-terrestre de dix-sept ans qui faisait l’histoire, aujourd’hui ce sont les deux « stars-nées », Uta et Hifumi, qui l’écrivent. Emporter deux catégories le même jour, les Japonais savent le faire, mais avec deux membres de la même famille – et qui plus est en éclaboussant la compétition de leur talent — c’est bien la première fois. Que serait le judo mondial sans la capacité du Japon à nous offrir régulièrement de si extraordinaires techniciens ? De si belles histoires ? Nous voici vraiment gâtés d’être aux premières loges pour suivre sur leur chemin semé de gloire les « Fantastics Two », deux jolis bestiaux de Kobe (leur ville natale), qui ont coché une première étape réussie, leur premier titre en duo, mais ne parlent déjà que de la victoire olympique ensemble. Un projet qui, en cas de réussite, aurait sa page spéciale dans l’histoire du sport mondial. On aura plaisir à les suivre d’ici là, à repérer leurs progrès – Hifumi Abe n’enchaîne jamais au sol par exemple, ce que sa sœur qui a déjà perdu quelques combats dans cette dimension sait de mieux en mieux faire. On guettera d’éventuels, mais improbables, essoufflements, la capacité de réaction du milieu pour l’instant humilié. Le frangin Abe ne s’est pas amusé contre le terrible Coréen An Baul, champion du monde 2015 et vice-champion olympique. Quant à Uta Abe, même si elle a éclipsé toute la journée la championne du monde en titre, la Japonaise Ai Shishime, leur finale fut serrée avant que la petite sœur ne sorte un uchi-mata venu d’ailleurs. Non, décidément, nous n’avons pas fini d’apprécier le spectacle de ces deux magnifiques squales nageant dans la mare aux piranhas. 

Les prétendants prétendent peu… pour l’instant

Avec son duo star, mais aussi une championne en titre, engagés aujourd’hui, le Japon a encore visé juste avec trois finales et le meilleur résultat possible avec deux titres et une médaille d’argent. En deux jours et cinq finales (pour quatre catégories), trois titres,  non seulement le Japon a d’ores et déjà quasiment « tué le game », mais il a surtout montré une nouvelle dimension : à part par les autres Japonais, ils n’ont quasiment jamais été vraiment challengés par aucun de leurs adversaires. Cela peut-il durer ? Les autres pays forts peuvent-ils redresser la barre, déjà tournée si nettement vers le Levant ? On aborde des catégories souvent moins favorables au Japon en montant dans les poids, mais c’est très relatif… La Mongolie est pour l’instant mal partie, l’Azerbaidjan aussi, mais le Brésil est dans ses marques avec sa première médaille et une dynamique jeune intéressante. On a notamment beaucoup vu aujourd’hui son champion du monde juniors 2017 Daniel Cargnin, cinquième en -66kg à la fin de la journée. La Russie a déjà une médaille et réservent quelques gros calibres pour les catégories à venir. Et la France a elle aussi des perspectives si l’équipe se met dans le sillage d’Amandine Buchard, première médaillée française en -52kg depuis Annabelle Euranie en 2003.

Faut-il brûler Daniel Jean ?

Deuxième défaite quasiment au premier tour (Luka Mkheidze avait gagné son premier contre le Nigérien Allasane), le jeune Français de vingt-et-un ans a essuyé les critiques, y compris celle venues du coin français qui semble lui reprocher de ne pas s’être « lâché ». Malgré la déception légitime, il faut se rappeler que ce jeune homme perdait l’année dernière à peu près à la même date au premier tour du championnat d’Europe juniors, puis dans la foulée, en octobre au premier tour des championnats du monde dans la même catégorie d’âge. Une grosse déception pour ce double champion de France juniors 2016 et 2017. Mais il a ensuite montré des signes positifs en alignant une médaille de bronze au championnat national senior, et deux médailles dans des Grands Prix très ouverts, ce qui lui vaut cette sélection de titulaire en équipe nationale à double tranchant. Battu au premier tour au championnat d’Europe seniors, on lui demandait de faire mieux ici, contre un adversaire d’un calibre totalement nouveau pour lui, quatrième mondial, très copieux physiquement et mentalement. Coaché par Christophe Massina, l’ancien protégé de Bernard Tchoullouyan à Marseille a appliqué les consignes avec détermination, concentré et volontaire, comme Luka Mkheidze la veille, ce qui est positif pour la suite. S’efforçant de lutter pied à pied, ou plutôt main à main, au kumikata contre son féroce adversaire, mais largement moins expérimenté et confiant, il a sans doute laissé passer quelques informations visuelles qui ont incité l’arbitre à le sanctionner sévèrement la première fois, puis encore sévèrement à la troisième pénalité, pour une « fausse attaque » qui était plutôt une tentative un peu maladroite de mettre du mouvement. La leçon ? C’est que les masculins français sont aujourd’hui arbitrés comme des outsiders, et c’est une information à retenir. Somme toute, Daniel Jean a fait le maximum avec ses moyens actuels. Il est difficile de lui reprocher de ne pouvoir s’exprimer à un niveau qu’il n’a encore jamais atteint…