Aux championnats du monde à Budapest en juin de cette année, j’étais assise tous les jours avec un groupe différent : arbitres, ex-compétiteurs, membres de commissions, etc. Des gens qui, d’une façon ou d’une autre, ont une grosse expérience dans le judo. Nous regardions ce jour-là les combats, dont un avec un Japonais. L’arbitre lui a donné shido pour fausse attaque. Fausse attaque ? J’étais surprise, je ne pensais pas que l’on puisse dire qu’il s’agissait d’une fausse attaque. J’ai protesté tout haut, provoquant la réaction de mes camarades de gradin. J’ai fait sourire tout ce petit monde. Pour eux, c’était clair et ils me l’ont dit : « oui, mais toi, tu es amoureuse des Japonais ».
Je n’ai rien dit. Parfois, plus on veut se défendre, plus on laisse à penser que l’on est coupable de quelque chose. Mais je n’en pensais pas moins, et j’ai cogité dans mon coin. Ce que j’avais envie de dire, c’est que, non, je ne suis pas amoureuse des Japonais, je suis amoureuse du judo. Et j’ai envie de voir ce judo comme je l’envisage, compris, défendu, et surtout pratiqué. Oui, bien sûr que j’aime le judo japonais… Il se trouve que la plupart des judokas japonais, peut-être même tous, l’ont appris et le pratiquent au meilleur niveau en appliquant ou en essayant d’appliquer ses principes. Appliquer les principes ? Le placement de corps juste, le timing, utiliser la force de l’autre, le jeu des actions/réactions, l’utilisation de la veste pour déséquilibrer et accélérer le mouvement, la force posturale, l’intelligence du combat… Donnez-moi un compétiteur qui montre ça, et je peux être « amoureuse ». Pas besoin qu’il soit japonais !
J’aime bien, par exemple, le « petit » Bashaev qui fait des seoi si bien placés et des feintes magnifiques avec son ko-uchi-makikomi. La vitesse éclair de Krasniqi quand elle fait uchi-mata et sa feinte avec sasae ! L’opportunisme de Clarisse Agbegnenou ne cesse de m’émerveiller. Les filles aussi peuvent me rendre amoureuse, et pas besoin d’être japonaises. Amoureuse ? C’était troublant de se dire que, dans la tête de ces gens impliqués et expérimentés, le mot était péjoratif. Cela me rendait suspecte, sans discernement. L’amour est aveugle, n’est-ce pas ? Mais moi, non ! Je me sens clairvoyante au contraire. Je vois bien, et peut-être mieux. J’aime le judo, et je le perçois partout où il est, même dans un arraché de face, et qui que ce soit qui s’en fait le représentant. Français, Russe, Kosovar… ou Japonais.
J’étais agacée par cette remarque qui semblait venir de gens qui semblaient vouloir ne pas comprendre ça, qui est l’essentiel. Que le principe « judo » en action, ce n’est pas une question d’identité, et qu’il faut absolument savoir le repérer, et le valoriser d’où qu’il vienne. Cette remarque semble dire aussi que cette exigence ne serait au fond qu’une culture particulière du judo, et qu’il peut y en avoir une autre à défendre ou à comprendre. Il n’y en a pas ! Le danger pour moi c’est que notre niveau d’exigence baisse. Que, petit à petit, on oublie ce qui compte. Que le judo pratiqué comme il doit être pratiqué devienne un truc de « Japonais », et qu’on se montre un peu ridicule de toujours aimer ça. Jamais je ne renoncerai à cet amour-là. C’est important de se rappeler ce qu’est le judo, pourquoi c’est différent, et pourquoi cette différence doit se refléter dans les combats. Il ne s’agit pas nécessairement de la forme « classique », répertoriée dans le Gokyo. On doit pouvoir juste spontanément différencier le judo de la lutte dans la forme qui est privilégiée, et le judo d’autres sports dans l’esprit.
Nous sommes tous fiers de notre judo, cet art fin du combat, ce jeu avec l’autre, cette façon de trouver le bon moment, de profiter de l’erreur pour mettre l’autre sur le dos sans trop d’efforts, juste assez. C’est notre seul patrimoine. Je comprends que ce soit compliqué pour le corps arbitral de chercher à mettre cette valeur au centre, et parfois difficile de la reconnaître quand on est spectateur. Mais si on se dispense, en judo de compétition, de cette difficulté particulière, de ce ressenti spontané que nous avons quand « c’est du judo », il risque de s’éloigner encore un peu plus, un peu trop de son sens et de sa raison d’être, et on sait à quel point il influence le reste, l’entraînement au club. Nous finirions par avoir vraiment un problème. Je l’avoue. Oui, bien sûr, je suis amoureuse du judo japonais. Mais pas que.
Ce que je sais du judo, je le sais. Je resterai toujours vigilante à chaque action, à chaque décision d’arbitrage, à chaque nouvelle règle. Quand je regarde un championnat du monde, c’est ce que je perçois, ce que je recherche, ce qui me fait encore sauter sur mon siège quand c’est bien fait, quelle que soit la forme que ça prend et celui ou celle qui parvient à l’incarner. Voir ça continue à me rendre heureuse. Amoureuse, oui, pourquoi pas ? Cet amour-là est la condition de notre cohésion universelle, du sens de notre discipline. Sans lui, que reste-t-il ?