Hifumi Abe, vingt-trois ans, est l’actuel n°3 mondial derrière Joshiro Maruyama, son rival, et un n°1 inattendu, l’Italien Manuel Lombardo, celui qui faillit – et aurait sans doute dû – l’emporter contre lui aux championnats du monde 2019 pour la médaille de bronze… Mais tout le monde le sait, depuis ce dimanche matin, c’est lui, le golden boy du judo japonais, qui est sorti vainqueur du grand défi qui décidait de la sélection olympique, contre l’homme de Tenri, Joshiro Maruyama, vingt-sept ans et champion du monde en titre. À la hauteur de l’enjeu, le frère aîné d’Uta se montrait actif tout le combat, dans son style entreprenant, tandis que son aîné, aussi calme en apparence qu’un bouddha, tâchait de poser ses deux mains, ce que Abe refusait inlassablement. Le déroulement semblait apriori assez clair : plus le combat allait durer, plus le patient Maruyama allait voir ses chances de victoire grandir, et le dénouement se ferait sur un waza-ari obtenu en contre en sortie d’attaque pour l’un ou l’autre. C’est finalement quasiment ce qui s’est passé – Maruyama en retrait depuis le début semblant prendre de plus en plus de volume à mesure que le combat durait, et c’est sur une attaque en o-uchi-gari d’Abe que Maruyama tentait le contre… mais le puissant Abe restait dedans, refusait la chute et contrôlait le geste, marquant un waza-ari loin d’être évident, mais sans doute bien réel.
Sorti lessivé de ce combat étouffant, ultra-fermé, interminable, et où le kumikata et la présence mentale furent déterminants, le double champion du monde 2017 et 2018 renoue avec son destin en faisant preuve, comme il y a deux ans, d’une force physique et psychique qui inspire l’admiration. Légèrement déconcentré en 2019, trop sûr de lui peut-être, lui qui a un contrat professionnel depuis qu’il est cadet et qui se voyait déjà en haut de l’affiche dans tous les médias japonais dont il est l’unique « star » judo, déjà champion olympique le même jour que sa sœur à Tokyo en été 2020, il avait vu débouler l’immense Maruyama, un génie à la Ono, qui faillit bien lui souffler cette sélection olympique… mais Maruyama ne fera finalement pas les Jeux et devra probablement se contenter d’un unique titre mondial malgré un statut de combattant d’exception. Ainsi va le judo japonais.
Ce combat hallucinant, tous les amoureux l’auront vu en direct sur Youtube. Tout le monde aura sursauté devant son écran aux rares actions fortes et aura serré les mâchoires par mimétisme avec le patron Kosei Inoue, tendu comme un arc, comme d’ailleurs toute l’assistance présente dans le dojo du septième étage. Un champion japonais en larmes après une victoire, tombant dans les bras de son coach dans le même état, on ne voit pas ça souvent. Cet Abe/Maruyama, s’il ne nous a pas gratifié d’un festival technique, aura atteint des sommets d’intensité. Et au-delà de l’objectif, qui était de nous révéler qui allait faire les Jeux de Tokyo en -66kg, cet affrontement inédit nous aura rappelé certaines choses, qui devrait aussi faire réfléchir la Fédération Internationale de Judo.
Il nous ramène à une incontournable évidence : le judo japonais est le seul à pouvoir susciter un tel intérêt international. Il reste plus que jamais le vaisseau amiral de notre discipline et les effets de manche autour de l’organisation internationale de judo, sa professionnalisation et sa médiatisation, ne sont pas grand-chose à côté de cette puissance d’attraction, qui reste notre seul véritable atout.
Nous avons un absolu besoin des géants de la discipline. Des Teddy Riner, sans doute… mais ce sont moins les multi-médaillés que les génies de la discipline que nous voulons voir en action. Nous ne nous serions pas levés ce dimanche matin si ce n’était pas Abe et Maruyama qui combattaient l’un contre l’autre, deux magnifiques qui nous en mettent plein les yeux depuis des années.
Accélérer les tournois, les rendre plus présentables, plus télévisuels… tout cela ne sert à rien s’il n’y a pas une belle histoire au centre. La nôtre, celle du judo, est toujours la même : un rendez-vous avec un enjeu identifiable et rassembleur – on ne pouvait pas faire plus simple cette fois : pas de titre national ni international à la clé, mais le suspens efficace d’une sélection importante à aller chercher — un défi entre deux talents reconnus et admirés, l’espoir du beau geste toujours prêt à surgir avec de telles gâchettes, la mise en retrait de la machinerie tactique et des obsessions arbitrales au profit de la vérité du judo et de la confrontation vraie… et du temps pour que tout cela puisse se jouer sous nos yeux. Cet unique combat qui a attiré des passionnés du monde entier ne plaide pas pour le contestable choix de la FIJ d’avoir encore diminué le temps de combat jusqu’à risquer de faire disparaître la possibilité même de raconter une belle histoire et d’exprimer le judo. On peut aussi, paradoxalement, la féliciter d’avoir créé la possibilité de ce golden score de vingt minutes qui a permis à cette bataille intense de se déployer à la mesure de l’intérêt qu’elle suscitait.
Donnez-nous des histoires puissantes avec des rendez-vous clairs, des oppositions excitantes, des « monstres » capables d’exprimer le judo qu’on aime voir, et qui reste le premier sujet de notre curiosité. Donnez-nous du beau geste si possible, donnez-nous du récit ! Hifumi Abe vient d’écrire un chapitre décisif d’une histoire qu’on ne va plus lâcher. Le prochain rendez-vous fort, en fin de la saison : le jour des -52kg et des -66kg aux Jeux olympiques, journée historique potentielle. Uta face à Amandine Buchard et la Kosovare Majlinda Kelmendi, Hifumi face au Coréen An Baul et au vainqueur italien du Masters Manuel Lombardo : les deux Abe vont tenter de réussir l’impossible en nous éblouissant de leur talent. Ça ne se manquera pas.