Il fallait être là pour sentir à quel point c’était difficile. Les Abe étaient programmés depuis des années pour cette journée. Ils devaient cette réussite au pays, à la famille, à leurs universités, à leurs adversaires nationaux vaincus, à eux-mêmes… Il fallait concrétiser toute cette attente ce dimanche 25 juillet.
Une journée de judo crispante, qui a eu du mal à se lancer, enjeux obligent. Les Abe eux-mêmes ont ramé un peu sous cette pression dont on ne peut que tenter de deviner ce qu’elle est, ses effets sur le psychisme, tous les jours, à l’entraînement, dans les shows télés, dans leur lit la nuit et à chaque instant ces dernières semaines… Mais ils ont affiché aussi une lucidité constante, une force mentale à la hauteur, c’est-à-dire surhumaine, et ils ont su finir en apothéose. Franchement, il n’y a rien à dire, on ne peut que s’incliner, comme ont dû le faire, tour après tour, des adversaires qui rêvaient d’être leur futur cauchemar récurrent, celui, celle, qui leur aurait arraché leur fabuleux destin des mains.
Ils étaient forts pourtant ces adversaires. On a rarement vu le Géorgien Margvelashivili aussi concentré et préparé, Amandine Buchard était passée à travers la compétition comme si elle était seule sur le tapis. Ils échouent en finale, devant les Abe. Peuvent-ils s’en vouloir de quelque chose ? Amandine pouvait-elle mieux faire ? Attaquer plus fort sur ses mouvements d’épaule ? Monter la main droite avec encore plus de puissance ? Aller chercher plus nettement la seconde pénalité ? Fallait-il chercher plus à faire tomber, dans la mesure où l’arbitrage depuis hier était plus permissif, et donc l’option tactique moins payante ? En vérité… il ne reste surtout qu’à profiter d’avoir été dans l’aventure, qu’à accepter, une fois les pleurs séchés, d’en être une part importante. Amandine Buchard a été aujourd’hui la seule rivale à la hauteur d’Uta Abe, et c’était beau à voir. Leur émouvante et longue accolade finale était significative de ce qu’elles avaient été l’une pour l’autre sur cette journée, sur les mois qui ont précédé.
Quant à Hifumi Abe, de golden boy auquel tout réussi, judoka chéri de la télévision, il s’est hissé encore à un autre niveau, dont il rêvait sans doute. Figé après le gong comme une statue, saluant sobrement autour de lui, toute émotion rentrée comme un second Shohei Ono… Il l’avait en tête. Incarner, comme lui, une certaine forme d’éternité culturelle japonaise, aujourd’hui, il l’a mérité. L’ombre d’un autre samouraï, Joshiro Maruyama, est derrière lui.

Meilleur départ français

La France est sur son cap positif, une deuxième médaille en deux jours, c’est pour l’instant le meilleur démarrage au nombre de médaille depuis Séoul 1988, une réussite exemplaire pour tout le sport français, comme notre discipline l’a souvent assumé, et qui sera renforcée dans les jours qui viennent par de l’or, on peut en être sûr. Amandine Buchard est désormais médaillée olympique et c’est la première fois de sa carrière. Luka Mkheidze hier, Amandine Buchard aujourd’hui, ce qui frappe, en plus de leur performance, c’est la belle concentration tranquille dont ils font preuve, gage probable d’une préparation réussie, d’une dynamique bien enclenchée. Le judo français sera grand à Tokyo, c’est une certitude. En attendant, il faut accepter de laisser la primauté de la journée aux Abe, au Japon. Ils ont tout balayé.
Un jeune homme de vingt-trois ans et sa jeune sœur de vingt-et-un ans, déjà champions du monde ensemble, ont réalisé un exploit unique dans l’histoire et probablement pour longtemps. Peut-être à jamais. Champions olympiques la même année, dans la même discipline, le même jour. On peut s’interroger sur ce qu’il leur reste à accomplir dans le judo de compétition après un tel parcours. Le refaire dans trois ans à Paris ?
Pour le judo japonais, c’est jour de triomphe et quasiment déjà, comme on l’annonçait hier, une journée conclusive. En deux jours, le pays hôte est parvenu à emporter autant d’or et d’argent que sur tout le tournoi olympique de Rio en 2016 (trois titres, une médaille d’argent, huit médailles de bronze), où il avait terminé devant au classement des nations. Tout n’est pas fini pour ce classement final, notamment pour la France de Clarisse Agbegnenou, Madeleine Malonga, Teddy Riner… mais le démarrage du judo japonais est juste le meilleur de son histoire aux Jeux, à égalité avec ceux d’Athènes 2004, où il avait fini avec huit titres ! Quand on pense que, dès demain, c’est la légende Ono qui s’y colle, cela donne un peu le vertige.
Le judo japonais réussit donc ses Jeux, c’est désormais une certitude, et presque une petite surprise tant le pays du judo avait parfois démontré des difficultés à faire face à la pression lors des événements à domicile. Un temps manifestement révolu ! Ce triomphe en gestation rejaillit sur l’équipe d’encadrement, notamment Kosei Inoue, mais aussi pour son mentor Yasuhiro Yamashita, un néo-président du Comité Olympique Japonais un peu balloté par la crise du covid et qui va sortir renforcé grâce à ces résultats. Chaque papier magazine, chaque reportage sur la famille Abe, mais aussi chaque médaille de plus désormais pour le judo viendra affermir ce qui a été obtenu sur ces deux jours formidables, trois titres sur les cinq que le sport national japonais a déjà récolté ce 25 juillet, et une magnifique histoire à la clé, si belle que le judo mondial en est globalement valorisé. Rendez-vous demain pour un nouveau décompte et potentiellement un doublé olympique pour sa majesté Shohei Ono. Un autre jour, une autre histoire.