À un journaliste qui lui demandait avant la compétition quel était son pire adversaire, Alexandre Iddir répondait : « Zelym Kotsoiev ». Ce droitier envahissant tout en étant capable de rester loin, puissant, latéralisé et terrible dans ses grandes attaques de jambe pose un problème apriori insoluble au technicien français, dont on aime bien dire, non sans raison, qu’il est « capable de mettre une tôle à tout le monde ». Ce n’est plus tout à fait vrai avec cet Azerbaidjanais redoutable, champion du monde et d’Europe juniors 2017, ni d’ailleurs avec le combattant que le Français devait prendre ensuite en cas de victoire, le Canadien Shady Elnahas, classé au championnat du monde juniors 2018. La jeune génération débarque, et elle fait mal.
Quoiqu’il en soit le podium masculin se jouait encore à un autre niveau, inaccessible ce jour-là, même au grand chasseur géorgien Varlam Liparteliani, qui ressort de ces Jeux, non seulement sans l’or qu’il quête depuis tant d’années, mais sans même une médaille. À trente-deux ans, après trois participations aux Jeux pour une finale, six médailles mondiales, le grand Lipo sort probablement du jeu. Les places sur ce podium olympique étaient incroyablement chères. De l’Europe, le champion du monde portugais Jorge Fonseca, qui planait loin au-dessus de tous en juin, et la machine russe Niiaz Iliasov, sauve une place d’honneur. Le dernier duel est tout pour l’Asie, deux anciens champions du monde préparés comme jamais : le Coréen Cho, champion du monde en 2018, et le Japonais Wolf, champion du monde 2017.
Wolf amène aujourd’hui la cinquième médaille d’or olympique masculine japonaise de la semaine et c’est tout simplement une performance qui n’a pas d’équivalent dans l’histoire, y compris du judo nippon. Même aux championnats du monde, et avec une catégorie open en plus, les masculins japonais, dans leurs meilleurs moments, s’arrêtent à quatre titres. Seule référence approchante, le mythique championnat du monde à Lausanne en… 1973, où le Japon gagne toutes les catégories (6), mais avec deux combattants dans chaque catégorie !
Comme Takanori Nagase avant-hier, Aaron Wolf aujourd’hui est aussi la preuve que l’équipe de Kosei Inoue a été capable de transcender des talents, certes d’exception, mais tout de même plus accessibles que ceux des Takato, Abe ou Ono. Une triomphe qui n’est donc pas seulement celui du Japon « éternel », de son incomparable capacité à proposer de nouveaux combattants extraordinaires, mais aussi celui d’une préparation qui relègue tout le monde, y compris les meilleurs adversaires, dont la Géorgie chez les hommes et la France chez les féminines. Le Japon a simplement mis la barre plus haut que jamais et ce sera la donnée principale à retenir dans le futur. Toujours aussi beau à voir, aussi exemplaire, le judo japonais est aussi devenu un peu effrayant de supériorité.
Une préparation qui part de loin. Tous les sélectionnés japonais ont été au moins une fois champion du monde dans l’olympiade… sauf le -90kg Shoichiro Mukai, vice champion du monde seulement… et seule sortie de piste de ce formidable groupe. C’est d’ailleurs le cas aussi pour les féminines ! Si cette logique est respectée, on peut se faire la remarque que le sélectionné en poids lourds chez les hommes demain, Hisayoshi Harasawa, ne l’a pas été non plus, ratant même l’opportunité par deux fois en 2018 et 2019 alors que Teddy Riner était absent. Un signe ? On s’en souvient aussi, c’est le même Harasawa qui s’était déjà hissé en finale olympique il y a cinq ans échouant contre Teddy Riner. On peut en être sûr, il sera prêt comme jamais. Est-ce que cela sera suffisant pour être le sixième champion olympique masculin japonais ? On peut, heureusement, toujours en douter.

Hamada, cultiver son point fort

Ce matin, c’est plutôt la reprise en main des autres nations fortes qui était anticipée, la Géorgie sortait son combattant le plus expérimenté, la Française Malonga entrait en piste. La France en particulier pouvait y croire, avec en ligne de mire la réussite exceptionnelle de ses féminines en 2019 au même endroit. Madeleine Malonga avait surclassé l’opposition cette année-là, dont celle de la Japonaise Hamada qui lui était à nouveau proposé. Elle pouvait, elle devait, être cette seconde médaille d’or française avec sa chef de file Clarisse Agbegnenou, mettant ainsi Romane Dicko en +78kg demain sur un tremplin magnifique. Mais dès les premières séquences proposées par Shori Hamada le matin, les amateurs éclairés ont commencé à voir se construire le scénario de la finale : Il allait être très difficile de résister à une telle machine à enchaîner au sol qu’était devenue la Japonaise. À force d’avoir cultivé son poids fort, Shori Hamada était devenu un problème impossible à résoudre pour ses adversaires, même les plus fortes. Madeleine Malonga, comme Amandine Buchard et Sarah-Léonie Cysique eut le mérite de se hisser une nouvelle fois au niveau du dernier combat, ce qui n’était pas écrit d’avance. Mais comme ces deux-là, elle dût subir la déception de l’échec, aux portes du triomphe. Et les féminines japonaises prennent le large définitivement. Avec trois titres, ce groupe qui avait paru peut-être un peu plus « léger » que celui des masculins jusqu’au quatrième jour, s’avère en fait aussi puissant, aussi terrible, aussi parfaitement préparé. En huit tournois olympiques, les Japonaises n’ont dépassé que deux fois un seul titre. À Pékin en 2008 (trois finales, deux titres) et à Athènes en 2004 (six finales, cinq titres)… une olympiade où la France avait été particulièrement faible. Cette fois ce n’est pas le cas ! Challengé par le Kosovo de Krasniqi et Gjakova, par la France de Clarisse Agbegnenou, le Japon de Abe, Arai, Hamada s’élève pourtant bien au-dessus de son standard habituel.

5+3 = 8

De telles réussites s’additionnent. Le Japon est désormais à huit titres au classement des nations, laissant derrière lui absolument tout le monde. Il n’y a que le Kosovo pour aligner ses deux titres loin derrière (ce qui rend encore plus frustrante et décisive le choix de la disqualification de Sarah-Léonie Cysique en -57kg devant Nora Gjakova, mais c’est comme ça). Avec la Géorgie, nous sommes les trois seuls pays à affirmer une puissance collective qui se manifeste par des médailles. Les autres en sont réduits à compter les places d’honneurs. Deux pour la Russie, pour le Brésil, pour l’Autriche, pour l’Allemagne. Trois pour la Corée tout de même, mais sans titre. Cette performance, alors qu’il reste encore une journée et de possibilités d’ajouter deux médailles, place le Japon a une médaille d’argent de battre son record déjà déraisonnable d’Athènes… ce qui serait tout de même une belle récompense, et même une forme de revanche, reconnaissons-le, pour une nation qui s’est efforcée envers et contre tout de maintenir allumée la flamme olympique, au prix de beaucoup de sacrifices. C’est aussi un mérite que le temps reconnaîtra au judo et à l’équipe de Kosei Inoue. Dos au mur, ils se sont replacés au coeur de l’identité japonaise.

Il reste une journée. Elle sera magnifique et formidable, émouvante et stressante, avec l’arrivée en piste de l’arme tout sauf secrète de la France, Teddy Riner en quête d’un triplé olympique (!), et de la jeune et déjà irrésistible Romane Dicko. Le Japon peut atteindre les neuf médailles d’or — on n’ose dire dix — ce qui serait fou. Mais la France peut encore prétendre aussi finir sur le même rush qu’il y a cinq ans à Rio avec deux titres le même jour. Riner – Dicko après Riner – Andéol… c’est tout à fait envisageable. À trois médailles d’or individuelles pour six finales, cela nous amènerait tout simplement à notre meilleure performance historique. Si la France ne devait se contenter que d’une seule médaille d’or (suivez mon regard…), ce serait déjà la plus grande performance française derrière les trois titres historiques d’Atlanta en 1996. Il nous faut une médaille d’or !
Et nous aurons ensuite à savourer, mission accomplie, une compétition par équipes qui s’annonce elle aussi surexcitante, avec des prétentions crédibles là encore, à l’or.
Tokyo 2020, même en 2021, c’est bien.