Difficile de trouver les mots, tant les émotions submergent. Peut-être commencer, et c’est bien légitime, par féliciter cette équipe de France revenue du diable Vauvert, s’arrachant magnifiquement pour aller conquérir un deuxième titre olympique par équipes toujours devant le Japon. Portée par un public extraordinaire venu assister à un moment de légende qui s’avéra encore plus exceptionnel que ce qu’il pouvait imaginer. À Tokyo, c’était la première, dans l’antre mondial du judo de compétition, le Nippon Budokan, totalement vide ou presque.
Aujourd’hui, c’était en France, à l’Arena Champ-de-Mars, devant des passionnés, connaisseurs d’une discipline dont la France est, comme l’Église, la fille aînée.
Une rencontre que les Japonais ont souhaitée trois ans durant : l’affront de Tokyo n’a jamais été oublié et lorsque les Jeux olympiques de 2024 venaient dans la conversation avec eux, ce rendez-vous était irrémédiablement cité. Une finale attendue, logique, presque naturelle.
Un duel pour lequel le Japon avait décidé de jouer trois coups, en titularisant Natsumi Tsunoda, championne olympique en -48kg, dans la catégorie des -57kg. En -73kg, c’est Hifumi Abe qui jouait le rôle de croquemitaine, lui le doublé champion olympique des -66kg, mais pesé à plus de 73kg ce matin. En -70kg, Katsuyuki Masuchi choisissait Miku Takaichi, titulaire sans médaille lors des trois derniers Jeux olympiques.
Pourquoi ces choix ? Tout simplement, parce que cette équipe nippone était privée de ses trois titulaires féminines : Akira Sone, la championne olympique de Tokyo en +78kg, s’est blessée sérieusement hier au genou, Saki Niizoe, en -70kg, s’est elle aussi blessée au bras gauche lors de la compétition individuelle. Enfin, Haruka Funakubo, en -57kg, n’était même pas disponible ce samedi. Côté français, l’équipe type était de mise, avec Clarisse Agbegnenou en -70kg, à la place de Marie-Eve Gahié.
Les -90kg ouvraient les hostilités de cette rencontre suivie en mondovision par la planète judo. Dans un remake de la demi-finale en individuel, Sanshiro Murao, pur style formé à Tokai, tentait d’éviter le grand bras droit dans son dos de Maxime-Gaël Ngayap Hambou. Le médaillé olympique français s’acharnait, mais le vice champion olympique arrivait à dégager son épaule presque systématiquement. Rien n’était marqué pendant les quatre minutes, mais Murao avait fait passer plusieurs frissons dans la salle. Et alors que le golden score débutait, un o-uchi-gari ken ken parfait mettait Ngayap Hambou sur le dos. 1-0.
La prestation de Rika Takayama depuis ce matin inspirait une confiance raisonnable quant à la capacité de Romane Dicko de dominer celle qui finit cinquième en -78kg. Si la Japonaise s’acharnait à contrôler la manche droite de la double médaillée de bronze individuelle, dès que la Française montait la main, Takayama faisait la planche, glissant sur le sol, traîné par une Dicko bien plus puissante. Mais sur une action de ce type, la Tricolore se relâchait et la Nipponne en profitait pour placer un o-uchi-gari pour waza-ari !
Un avantage que Dicko ne pourra ni ne saura comblé. 2-0
Deux points d’avance pour le Japon. Un écart que Teddy Riner comblera avec un uchi-mata en surpassant au golden score. Un combat de patron, de capitaine face à un Saito vaillant, qui se motivait en permanence, mais qui donnait l’impression de ne pas avoir les armes pour faire tomber King Teddy. Craquer mentalement ne fait pas partie de l’ADN du triple champion olympique individuel et il le prouva en ne faisant pas de fautes, en se montrant patient et lucide malgré une fatigue qu’il arrivait à mieux cacher que son adversaire de 22 ans. 2-1
On était curieux de voir si le coup de poker japonais allait marcher. Malheureusement ce fut le cas. Après plusieurs séquences d’observation entre les deux gauchères que sont Tsunoda et Cysique, la première lançait un tomoe-nage sur place, que la Française tentait de contrer en plaquant légèrement la championne olympique sur le dos. Celle-ci continuait toutefois son action et lançait… Cysique a arrivait sur le dos. Un ippon que les superviseurs donnaient logiquement. Énorme coup dans l’Arena puisque le Japon menait 3 à 1 et que Hifumi Abe s’apprêtait à monter sur le tapis. Tout est-il joué ? Le Japon tenait-il sa revanche à portée de main ? C’est ce que beaucoup croyait. Abe montait avec le feu sacré dans les yeux, celui produit par l’idée d’être un héros national, l’ange génial et vengeur du Pays du Soleil Levant.
Retourner la logique de Tokyo, il ne pensait qu’à ça. Son début de combat le prouvait avec ses tentatives de coup de hanche à droite contre un Joan-Benjamin Gaba ultraconcentré. Rien n’était marqué, mais le Japonais dominait avec son ko-uchi-gake. Mais Gaba, exceptionnel de bout en bout de ces JO, ne craquait pas. Il se montrait dangereux sur un o-soto-gari à gauche. Golden score. Une puis deux puis trois minutes. Le Japonais baissait le pied, c’était manifeste alors que le vice champion olympique tricolore gardait la ligne. Et alors qu’on approchait la sixième minute du temps additionnel, Gaba lançait un kata-guruma à gauche qui déroulait le double champion olympique. Formé dans les Yvelines par Martial Rousseau, Joan-Benjamin Gaba fut sublime de caractère et de concentration. Un judoka qui prouva une nouvelle fois cet après-midi des qualités exceptionnelles d’abnégation et de compréhension des ingrédients nécessaires à la réussite dans cette épreuve si terrible psychologiquement que sont les Jeux olympiques. 3-2. Le combat clé de cette finale. Gaba avait revêtu le judogi du héros.
Puis 3 à 3 grâce à Clarisse Agbegnenou qui plaçait, au golden score, la même technique qui lui avait permis de battre déjà deux fois Miku Takaichi (alors Tashiro) en finale des championnats du monde 2018 et 2019. Deux judokas, deux amies, qui se connaissent sur le bout des doigts. Et encore une fois c’est la triple médaillée olympique individuelle française qui l’emportait, se montrant patiente et opportuniste. Un coup de judo déjà réalisé mais toujours aussi bien senti. L’Impératrice Clarisse remettait les deux équipes à égalité ! L’ambiance était incandescente, hypnotique, vertigineuse.
Le tirage au sort déroulait les six catégories avant de s’arrêter sur les +90kg. Pouvait-on rêver meilleur choix ? La symbolique était immense, fabuleuse : sacré hier comme le judoka le plus titré de tous les temps aux JO, Teddy Riner se voyait offrir la possibilité en forme de responsabilité d’offrir à la France son deuxième titre olympique par équipes. Le scénario du premier combat avec Tatsuru Saito fut identique. Des attaques peu dangereuses du Japonais, mais qui prenaient tout de même plus l’initiative. Jusqu’au bon moment. Une fois de plus, Teddy Riner montra une exceptionnelle qualité de timing : une attaque en o-uchi-gari lancé au moment T, alors que Saito était légèrement en déséquilibre arrière. Ippon.
L’après appartient désormais à tous. À cette équipe, formidable de solidarité et de talents. Au public présent, dont l’une des Marseillaises entonnées à pleins poumons avait de quoi arracher des larmes d’émotion aux plus guerriers de tous les judokas. Aux (télé) spectateurs qui suivaient cette finale sur leur téléphone mobile sur tous les sites olympiques. Au Grand Palais, un « Teddy, Teddy » aura résonné lors du combat décisif. Aux amoureux du judo et du sport enfin.
Un moment rare autant que dingue, hors du commun autant qu’angoissant. Le judo — français — a vécu, cet après-midi, quelque chose de tout simplement bouleversant et indescriptible. Nous voilà doubles champions olympiques par équipes après un scénario dément.
Bravo et merci à cette équipe.