Enfin, ce vendredi, la belle journée pour la France que l’on attend tous, déjà heureux des podiums que l’on va célébrer. Chez les lourds, on est les plus forts !

Postée face aux tatamis, je scrute Romane qui a son pied avancé. Et si elle se faisait balayer d’un seul coup ? Une seconde peut suffire. Depuis les hurlements de Uta Abe dimanche, je sais que tout le monde est à la même enseigne.

Quand Teddy se retrouve face au Géorgien qui a marqué un ippon magistral au Sénégalais Ndiaye plus tôt dans la matinée, je réalise que je ne peux pas appeler surprise quelque chose que je crains puisque je l’envisage. Si Teddy fléchit face à ce combattant vif, agile et offensif, ce sera une déception. Je souris de comprendre que je n’aurai donc pas de véritable surprise aujourd’hui. Et c’est à ce moment-là qu’elle s’est invitée. Ce que je ne pouvais pas prévoir, ni imaginer, ce qui n’existait tout simplement pas dans mon monde est apparu sous mes yeux : une échauffourée après cet ippon-soremade que l’arbitre prononce comme un seul mot de six syllabes. Ce mot tant intégré par un judoka que s’arrêter de combattre à son évocation est aussi naturel que de se retourner pour une mère lorsqu’elle entend « maman ».

 Paco Lozano / L’Esprit du Judo

Tout va très vite et ne dure que quelques secondes. Je ne suis même pas sûre de bien voir ce qui se passe… Alors que les deux combattants se saluent à leur place « normale », comme pour se remettre immédiatement sur les rails qu’ils venaient de quitter, je sais déjà que toute la planète judo va être secouée.

Les WhatsApp vibrent, les notifications bipent mais ce n’est pas pour le ippon de Teddy. Les réseaux sociaux deviennent immédiatement ce bar-café de la taille de la planète où chacun y va de son commentaire, son jugement, sa condamnation… Mais il suffit de prendre la place du fond, à la table isolée, pour observer que toute cette agitation est celle de judokas qui connaissent l’odeur de la sueur d’un judogi et qui, inconsciemment, savent peut-être qu’ils auraient pu être l’un de ces deux-là. Mille mots différents sont prononcés, ça part dans tous les sens et moi, je pense à Sugata Sanshiro*, ce jeune judoka impétueux qui, quelques mois seulement après avoir intégré le premier et seul dojo existant à Tokyo, était allé se battre dans la rue. La sanction de son maître, très sévère, marqua alors le début de sa transformation et de l’homme extraordinaire qu’il devint. La maxime tant répétée selon laquelle « au judo, on ne perd pas, on apprend » ne serait-elle valable que pour les fautes techniques qui nous privent d’une victoire ? Les erreurs de parcours, d’attitude, de mots et que sais-je encore peuvent-elles être, elles aussi, l’occasion pour nous de devenir un petit peu meilleurs les jours suivants ? Est-ce qu’il y a un âge pour devenir meilleur qu’hier ? S’il n’est pas difficile d’aller chercher la compétence technique pour une analyse de combats nous permettant de repartir au travail, entre uchi-komi et randori, où aller chercher le guide qui va nous aider à repartir au travail pour s’améliorer en tant qu’être humain ? Comment Tushishvili, en rangeant son judogi à dossard pour de longs mois sans doute, va-t-il écrire la suite de son évolution personnelle avec cette sanction ?

J’imagine que Teddy était loin de tous ces questionnements lorsqu’il s’est présenté sur le carré final et si je ne saurai jamais ce qu’il avait dans la tête à ce moment-là, il faut croire que c’était ce qu’il fallait pour remporter ce troisième titre individuel qu’il attendait depuis huit ans maintenant. Un harai-goshi qui a fait raisonner le tapis et les clameurs dans toute l’Arena : ce judo dont la matinée m’avait rappelé combien il ne dépendait que de nous, nous était offert dans sa plus belle forme par Teddy. Wow !

Au moment de la cérémonie des médailles, je ne savais même plus ce qui m’impressionnait le plus : la ferveur dont Teddy fait l’objet qui dépasse tout entendement ou l’exploit sportif qui est, à mon avis, tellement surréaliste, que l’on ne peut même plus vraiment réaliser ce que ça veut dire. Mais au moment où ce désormais triple champion olympique est descendu de l’estrade pour serrer sa petite fille dans les bras faisant fi de tous les protocoles, je savais ce qui m’émouvait le plus : savoir que l’être humain, et le champion avec lui, si grand soit-il, a toujours des failles et que c’est son chemin que de devenir meilleur le lendemain… pour certains grâce au judo. Notre « Do » de « Ju Do », si précieux.

*Héros du roman japonais de Tomita (1942) adapté au cinéma par Kurosawa (1943), inspiré de l’histoire du premier élève de Jigoro Kano.