Entretien inédit avec l’homme qui ne baissait jamais les yeux
Ne jamais sous-estimer les ressources mentales d’un double demi-finaliste mondial (3e en 2010, 5e en 2014). Huit ans après son bronze tokyoïte [cf. EDJ28], quatre ans après son titre européen et seize mois après avoir annoncé sa retraite à l’été 2017, le « facteur K » du judo tricolore a renfilé le kim’ cet automne sous les couleurs de l’OJ Nice, le temps d’un championnat de France (2e en -66kg). Une perf qui lui permet de se préparer à disputer ce 9 février son cinquième Grand Chelem de Paris, le premier depuis 2014 dans la catégorie qui fit sa renommée. Pourquoi ? Comment ? Où en est-il ? Ce sont autant de questions qu’il nous semblait utile de lui poser, sans jugement moral ni a priori vis-à-vis de cet homme à propos duquel les faits divers ont souvent fait diversion. L’occasion aussi d’exhumer et de compléter l’une de ces interviews inédites que l’EDJ conserve parfois dans le secret de ses tiroirs, initiée spontanément il y a quelques mois autour d’un café de Paris Gare de Lyon, et actualisée depuis.
PREMIERE PARTIE : PARIS GARE DE LYON, FÉVRIER 2018
Certains le disent égocentrique, d’autres extrêmement centré. À quelques semaines de ses 30 ans, le judoka guadeloupéen, médaillé mondial, champion d’Europe et retiré des tapis depuis un an, publie chez Talent Sport Apprendre à se relever – L’itinéraire d’un judoka indomptable, 248 pages d’une autobiographie à son image : clivante mais sincère, de sang aussi chaud en milieu hostile que froid lorsque retentit l’hadjimé. Réputé agité du bocal mais en réalité d’un calme olympien dans l’adversité, l’homme derrière les gros titres – ceux des podiums et des journaux – s’y raconte sans gants ni fausse modestie. Entretien.
Tu étais titulaire en -73kg pour l’équipe de France aux championnats d’Europe 2017. Quelques semaines plus tard, à 29 ans, tu annonçais ta retraite…
J’ai arrêté officiellement en juillet 2017 mais en réalité ma décision remontait à la fin du mois de mai de la même année. Après les Europe de Varsovie, fin avril, j’avais ressenti une vraie fatigue psychologique. Il faut se souvenir qu’après l’immense déception de ma suspension pile à l’approche des Jeux de Rio, j’avais mis un point d’honneur à me remettre immédiatement au travail pour montrer que je n’étais pas coupable de ce que ma sanction laissait supposer, à savoir l’équation « trois no shows = dopage ». Je suis monté de catégorie et suis aussitôt devenu titulaire en équipe de France en -73kg. À mon retour de Pologne, mon état de fatigue m’a fait mesurer que j’étais au taquet depuis trop longtemps, alors que je venais quand même de vivre un vrai ascenseur émotionnel en l’espace de quelques mois. Surtout, j’ai mis le doigt sur un fait nouveau…
Lequel ?
Pour la première fois de ma vie, j’avais éprouvé une sensation de mission accomplie une fois ma sélection acquise et, ça, ce n’était vraiment pas moi. Il fallait donc changer quelque chose, revenir aux bases, me ressourcer pour me retrouver. J’ai alors demandé aux entraîneurs la permission de m’accorder un mois off, en échange de la promesse que je reviendrai à bloc avec un plan de top niveau.
Cela t’a été accordé ?
Le mois off, oui. Mais au retour, plutôt que de m’envoyer sur un stage international comme celui de Castelldefels en Espagne où, eu égard à mon palmarès et à mes ambitions, je pense que j’avais totalement ma place, le staff a préféré me mettre sur un stage junior à Toulouse. Sur le coup, ça m’a mis les nerfs car je suis plus médaillé que n’importe lequel d’entre eux, et je pense me connaître et connaître le chemin. Et puis j’ai réalisé que je sortais de deux olympiades de tensions et de combats incessants. Je n’avais tout simplement plus envie de repartir à nouveau sur ces rapports de force-là. Comme je le raconte au début de mon bouquin, depuis tout petit je lutte pied à pied pour être respecté. Moi je voulais juste être heureux en pratiquant mon sport. Ce n’était toujours pas possible en l’état ? Alors j’ai décidé d’en rester là.
Quel bilan tires-tu de ta carrière, quelques mois après avoir tiré ta révérence ?
Je pense avoir mieux réussi que ce à quoi je semblais prédestiné, mais je pense aussi être allé bien moins loin que ce que je me sais, au fond de moi, être capable de réaliser. C’est donc un bilan mitigé. À la fois positif quand je repense aux années 2007 à 2009 où, comme je le raconte dans mon livre, j’aurais tout aussi bien pu finir en fauteuil roulant et où je m’étais même entendu dire que je ne reviendrai jamais. Mais aussi négatif si je repense par exemple à l’année 2011, à ces championnats du monde de Paris où il y avait droit à deux Français par catégories et où je n’ai pas été sélectionné. Je dois être le seul médaillé mondial de 22 ans de l’histoire du judo français à ne pas être titularisé un an plus tard aux mondiaux suivants, qui plus est dans mon pays ! OK ma saison était moins flamboyante que la précédente, mais quand même ! Quand tu as un gars qui performe à chaque fois qu’il sort en championnat, tu essaies de lui donner sa chance, non ?
Comment expliques-tu ce décalage par rapport à tes attentes ?
Comme je le raconte en détail dans mon bouquin, c’était lié à mes relations tendues avec le staff. J’avais sans cesse l’impression de devoir prouver. Or mon palmarès montre que je savais répondre présent dans les grandes occasions, non ? Aux mondiaux de Tokyo, en 2010, j’enchaîne six combats sur la journée, dont le premier que je gagne en dix secondes sans même avoir un coach sur la chaise…
Après Paris 2011, tu connais deux saisons compliquées…
Ça m’a coupé les jambes, oui ! Et en 2012, à force d’être toujours en surrégime, bim, je me fais une hernie discale. Dire qu’un an plus tard, il a fallu que j’en repasse par la case 2e division. Envoyer un médaillé mondial au niveau régional, au-delà de ma personne, ce n’est même pas fair-play pour les compétiteurs de ce niveau !
Et puis il y a cette histoire du contrôle routier, dont tu donnes une version pas piquée des vers dans ta biographie : on se croirait dans un film de John Woo !
Cette affaire a changé ma vie. Le procès a depuis clairement établi que j’étais la victime dans cette histoire. Il y a bien eu un refus d’obtempérer de ma part mais jamais de délit de fuite comme j’ai pu l’entendre ici et là. J’ai gagné le procès et aujourd’hui c’est moi qui les attaque, l’affaire suit son cours. Surtout que c’est intervenu au moment où je revenais déjà de loin, et très fort. Malgré toutes ces difficultés, je suis passé en une saison des championnats régionaux aux demi-finales des championnats du monde, en passant par deux titres de champion de France, un titre de champion d’Europe et une médaille au Grand Chelem de Paris. Cette séquence, c’était dur mais c’était moi.
Dans la même période, tu as commencé à avoir tes premières difficultés avec l’Agence française de lutte contre le dopage.
L’AFLD… Il y aurait tant à en dire ! Je suis d’accord pour que l’on lutte contre le dopage, hein. Mais ce flicage quotidien, ces contrôles de nuit, tout ça pour attraper qui ? J’explique dans mon livre toutes les aberrations auxquelles j’ai été confronté avec le système de localisation ADAMS, et l’impact que cela a eu tant sur mes finances – perte de sponsors, frais d’avocats… – que sur ma carrière, puisque mon troisième no show m’a coûté ma participation aux Jeux de Rio. Je suis quelqu’un qui croit en la méritocratie, et je pense que tous ces combats annexes m’ont détourné de la seule place qui aurait dû rester la mienne : debout, sur le tapis.
Aux yeux de beaucoup d’observateurs, l’image qui restera de toi en tant qu’athlète est terriblement binaire : soit tu gagnais, soit tu te faisais voler. Tu as pu te sentir prisonnier de cette étiquette ?
C’est une question de réputation. Pour schématiser, je montais sur le tapis avec deux shidos de retard. Tu sais, pour éviter les descentes au poids, je faisais peu de compètes. Statistiquement, je ne tombais en moyenne que deux fois par an et, de mon côté, je faisais tomber tout le temps. J’étais donc confronté à des adversaires ultra défensifs. Et moi j’attaquais des deux côtés. Le seul truc où je pouvais me faire pénaliser, c’était sur les mains, car j’avais un grip avec le pouce ouvert pour des tractions plus efficaces [Il montre]. Regarde à Astana, je mène waza-ari et prends trois shidos en vingt-quatre secondes, dont un sur une poussée flagrante de mon adversaire ! Trois shidos en vingt-quatre secondes ! Le pire c’est que le corps arbitral est venu s’excuser deux fois le lendemain, en me promettant de faire davantage attention à l’avenir. Mais qui me rendra mes points ? Mes primes ? Et puis, contrairement à ce que beaucoup peuvent penser, j’ai mis des choses en place pour essayer de changer ça. J’ai suivi une thérapie sur le contrôle émotionnel, parce qu’en retour les arbitres attendent d’un champion qu’il ait une attitude de champion. Je l’entends, je l’accepte. Ceci dit, je ne renie rien de mes emportements passés car ils étaient uniquement dictés par la passion et par l’exigence.
C’est parce qu’elle aurait eu vent de cette évolution que la Fédération serbe est venue te trouver à l’automne 2017 ?
Les Serbes cherchaient un entraîneur qui soit « de l’école française ou japonaise ». De mon côté ça faisait quand même cinq ans que je donnais des coups de main en préparation physique, tactique ou mentale à des athlètes allemands durant mes séjours à Cologne, que ce soit à ma copine d’alors, la championne d’Europe Martyna Trajdos, mais aussi à la médaillée olympique et mondiale Laura Vargas-Koch ou au futur champion du monde Alexander Wieczerzak. La Fédération française nous a mis en contact, j’ai signé en octobre et ai débuté le 1er décembre 2017.
Quel est ton rôle, exactement ?
J’ai été recruté pour fédérer, et suis à la fois expert et coach national. Je m’occupe d’une cinquantaine de cadets, juniors et seniors, filles et garçons, entre Belgrade et Novi Sad. C’est un beau challenge, d’autant qu’en dépit de mon palmarès je dois faire ma place – et c’est normal. Le contrat court en principe jusqu’en 2024 mais nous ferons le point après les mondiaux de Bakou.
Quelle est l’approche du Loïc Korval entraîneur ?
Il y a deux choses : la théorie, et puis la pratique. En théorie, il y a un travail considérable à faire sur la méthodologie et la notion de pics de forme. Le haut niveau c’est une science, des détails, de la coordination, bref une compréhension de ses tenants et de ses aboutissants. Pour moi par exemple, c’est une erreur de croire que le judo ne s’apprend qu’en faisant du judo.
C’est-à-dire ?
C’est-à-dire qu’il faut savoir regarder ailleurs, apprendre à construire des automatismes en pratiquant d’autres disciplines – et ce n’est d’ailleurs pas pour rien que l’on parle de « disciplines », soit dit en passant. Conserver l’aspect ludique de la pratique, c’est fondamental. Pour résumer, j’essaie de faire ce que j’aurais aimé qu’on fasse pour moi, notamment en matière de planification individuelle. Après, tout ça c’est donc la théorie. Dans la pratique, il faut aussi tenir compte de certains paramètres comme le fait que le champion du monde Nemanja Majdov s’entraîne à part avec son père et son frère en République serbe de Bosnie. Et puis il y a les contraintes budgétaires. Avec un revenu mensuel moyen à 200 euros, tout n’est pas si évident que ça lorsqu’il s’agit de payer des déplacements, des frais d’inscription, l’hébergement, etc. Ce ne sont tout simplement pas les mêmes réalités.
Les Jeux sur la chaise à défaut de les avoir vécus sur le tapis, ce serait un aboutissement pour toi ?
Je ne me projette pas aussi loin. Tokyo 2020, Paris 2024, la seule chose que j’espère est que ce ne seront pas des Jeux business. Et que, au delà du judo, il y aura un vrai déclic en France. La culture du sport, il est grand temps que mon pays l’affiche, la valorise et en soit fier. De par l’élan général qu’ils peuvent apporter à une nation, les sportifs méritent au moins ce respect-là.
SECONDE PARTIE : JANVIER 2019
Le 31 mars 2018, quelques semaines après être passé dans les locaux de l’EDJ pour assurer la promotion de son autobiographie, Loïc Korval nous informait qu’il quitterait ses fonctions à la fin du mois de mai, à sa demande, en raison notamment d’une divergence de vues avec le refus fédéral serbe d’affronter ou de côtoyer sur les podiums les athlètes du Kosovo. « Je m’entends très bien avec les Serbes et respecte leur histoire mais ma vision du judo est différente », commentait-il sobrement.
Que s’est-il passé pour toi entre la fin de ta collaboration avec la Serbie et ton retour sur les tapis aux championnats de France de Rouen, le 3 novembre 2018 ?
J’ai commencé par bien avancer mon projet de série télé sur le judo autour du monde. Ça s’appellera Judo Around the World. J’ai même tourné l’épisode pilote à Bakou. Or, pour pouvoir m’y consacrer à 100 %, il me fallait être en région parisienne. Comme j’avais quand même du temps pour moi, c’est à ce moment-là que la Belge Charline Van Snick, une amie de longue date, est venue me trouver. Elle était en perte de confiance et de repères, alors elle m’a demandé de l’aider à préparer les championnats du monde de Bakou. Et comme, de mon côté, Charline était quelqu’un que je souhaitais faire apparaître dans ma série documentaire, j’ai accepté. Cette collaboration a été plutôt fructueuse puisque, sur notre séquence ensemble, elle décroche trois médailles en tournoi et une cinquième place aux mondiaux dans sa nouvelle catégorie des -52kg – sa meilleure perf dans l’absolu depuis 2013.
Tu reviens dans la caté des -66kg, celle où tu as obtenu tes meilleurs résultats, mais aussi celle que tu semblais avoir quittée pour de bon depuis ton passage en-73kg… Ta coupure t’a permis de te ressourcer, c’est ça ?
Effectivement ces dernières années les régimes m’avaient usé. Ils m’avaient usé physiquement bien sûr, mais aussi et surtout mentalement. Tu sais, ne pas avoir pu faire les Jeux à cause de cette histoire de suspension avait fait de cette catégorie des -66kg une sorte de tabou, à mes yeux tout du moins. Je ne voulais tout simplement plus en entendre parler… Et puis il y a eu ces longs mois de break. Malgré ça, je ne te cache pas que les régimes sont tout aussi difficiles hein. Maintenant les chiffres sont les chiffres : avec un poids de corps à 72kg, il faut être réaliste, c’est un peu trop léger pour espérer être performant à haut niveau en -73kg, a fortiori avec le système de pesée la veille. Et comme prendre du poids est quelque chose de très compliqué pour moi – en perdre aussi, mais moins… Surtout, ma longue coupure m’a permis de digérer la boule au ventre qui me restait depuis l’histoire des Jeux. Je me sens totalement libéré de tout ça aujourd’hui. C’est donc naturellement que je retourne dans la caté où j’ai évolué l’essentiel de ma carrière, mais en essayant de le faire de manière intelligente, c’est-à-dire en combattant parfois en -73kg histoire de ne pas m’user la santé inutilement.
Sur quels aspects le Loïc Korval de 30 ans est-il devenu un athlète et un homme meilleurs que celui qui avait 22 ans lorsqu’il fut médaillé mondial ?
Une chose est sûre : le Korval Loïc de 30 ans n’a plus rien à voir avec le Korval Loïc de 22 ans. J’ai beaucoup plus d’expérience et de maturité. J’ai appris à connaître beaucoup d’autres aspects du judo, que ce soit en tant que dirigeant ou en tant qu’entraîneur. La vie, de son côté, m’a vu surmonter d’énormes difficultés tout en me permettant de connaître des bonheurs extrêmes. Toutes ces étapes m’ont enrichi en tant que personne.
C’est-à-dire ?
C’est-à-dire qu’aujourd’hui je ne recherche plus du tout les mêmes choses ni les mêmes sensations. Longtemps j’ai essayé de montrer que j’existais, malgré tous ces épisodes que je raconte dans mon livre, tant du temps de mon enfance que pendant mon adolescence puis, ensuite, tout au long de ma carrière. Aujourd’hui, l’athlète de trente ans que je suis ne court plus après tout ça. Je suis présent et vivant, et je sais au plus profond de moi que je peux réussir juste par la force de ma détermination. Je n’ai plus rien à prouver ni surtout à me prouver.
Tu as enfin trouvé cette paix après laquelle tu semblais courir depuis si longtemps, alors ?
Ma quête aujourd’hui, elle est davantage dans le bonheur, le plaisir. Le fait de performer non seulement parce que j’aime gagner mais d’abord et avant tout parce que j’aime le judo. Vaincre n’est plus vital, c’est pratiquer qui me fait me rendre heureux. La logique de survie a cédé la place à celle de vouloir juste vivre pleinement ma vie. C’est dans cette optique-là, et uniquement dans cette optique-là, que j’ai décidé de combattre à nouveau.
À lire : Loïc Korval, Apprendre à se relever – L’itinéraire d’un judoka indomptable, 248 pages, édition Talent Sport, 2018.
Revoir « L’homme le plus triste du monde aujourd’hui« , ou l’étonnante réaction de Loïc Korval quelques minutes après sa médaille de bronze aux championnats du monde de Tokyo, le 12 septembre 2010 :