Entretien avec l’ancien -90kg allemand, aujourd’hui médecin
Homonyme du célèbre acteur français de Greystoke et d’Highlander, le 3e des Championnats d’Europe 2012, titulaire pour l’Allemagne aux JO de Londres en -90kg, possède à 33 ans la double casquette de judoka et de médecin. Depuis sa retraite en 2015, il a étudié de près la thématique des blessures des judokas. Entretien.
Malgré un nom qui sonne très français et l’article que nous t’avions consacré en 2012 [cf. EDJ38], les lecteurs de L’Esprit du judo te connaissent mal. Peux-tu retracer les grandes lignes de ton parcours ?
Bon je vais essayer de tracer mon chemin. Je suis né à Braunschweig en Allemagne. Ma mère est française, originaire de Grenoble, et mon père est allemand. Lui est ingénieur, elle prof de français. Nous avons passé toutes nos vacances en France chez ma grand-mère, et un de mes premiers stages de judo était en France avec Jean-Pierre Millon. Je me souviens que dans ce stage j’ai dû prendre au moins 200 ippons avec yoko tom’ et c’est comme ça que j’ai appris à faire yoko tomoe nage [Rires]. Nous avons encore beaucoup de copains en France – Cyrille Maret, Jordan Amoros, Antoine Jeannin, tous des gars avec qui j’ai passé beaucoup de temps en junior – et, à la maison, nous parlons un mélange de français et d’allemand.
Tu dis « nous » car ton petit frère est judoka également, c’est ça ?
Mon frère Maxime est dans le judo oui. Nous nous entendons super bien et, malgré nos quatre ans d’écart, c’est même mon meilleur ami. En fait c’est lui qui m’entraînait pendant une grande partie de ma carrière. Sans lui je n’aurais jamais pu aller aux JO, c’est vraiment à lui que je dois 90 % de mon parcours judo. Il était 5e aux mondiaux et aux Europe junior en 2008 mais après il a dû se faire opérer du genou cinq fois et n’a pas pu continuer le haut niveau. Aujourd’hui il travaille essentiellement comme entraîneur de Laura Vargas-Koch et de Miryam Roper.
Comment es-tu venu au judo ?
J’ai commencé à l’âge de neuf ans au club de notre village de Holle, dont mon père était le président, où mes professeurs furent Bernd Lühmann et Sven Loll, et dans lequel mon frère et moi sommes toujours impliqués. Mes parents ont déménagé et les premiers copains que j’avais étaient judokas. Ils m’ont emmené et j’ai essayé ce sport, tout en faisant du foot en même temps. Les premières années j’ai vraiment galéré. J’étais pas mal mais jamais le meilleur… Je me souviens même qu’un entraîneur régional a dit à mon entraîneur de club « dis au Lambert d’arrêter, là. Il a aucun sens pour le judo, ça sert à rien« . Entendre ça à 11 ans, ça fait très mal mais ça m’a motivé pour montrer qu’il avait tort et, vers 13 ans, il y a eu un déclic : j’ai gagné mon premier tournoi national et suis entré dans l’équipe nationale minime. Après j’ai fait tous les championnats d’Europe et du monde en cadets puis, en juniors, je fais cinq aux Europe et neuf au monde. C’était pas mal mais il me manquait toujours un petit truc en plus pour aller chercher la médaille.
Quand as-tu franchi ce palier ?
Ma première médaille européenne, je suis allé la chercher aux championnats d’Europe -23 ans en 2007 à Salzbourg. Après, j’ai changé de catégorie et suis monté en -90kg. J’ai relativement vite adapté mon judo et fait des résultats corrects. J’étais toujours léger – j’ai jamais pesé plus de 85 kg -, et je pense rétrospectivement que c’est la raison pour laquelle je n’ai pas réussi à être au top niveau international… En 2012 j’ai eu la chance de participer aux JO à Londres. Hormis la compétition elle-même [qu’il terminera avec une mâchoire cassée, une rupture du ligament croisé antérieur et une déchirure du bourrelet glénoïdien de l’épaule gauche, NDLR] c’était une super expérience qui m’a touché et m’a montré que tout le travail que j’ai mis dans le judo, c’était aussi pour ça.
Un bilan plutôt positif, au final ?
Expliquer ce que ce sport signifie pour moi m’est assez difficile. J’ai vécu tellement de belles choses avec le judo… Aujourd’hui je pense que si j’en suis là où j’en suis c’est aussi grâce au judo. Je ne connais aucun sport où il existe autant de respect pour son partenaire et aussi pour son adversaire.
Tu penses à un souvenir en particulier ?
L’exemple qui m’a le plus touché, c’est celui que j’avais raconté dans les colonnes de L’Esprit du judo lors des championnats d’Europe 2012 en Russie [cf. EDJ38]. Je venais juste de battre le Grec Iliadis et c’était une grande surprise autant pour lui que pour moi puisqu’il n’avait pas perdu pendant deux ans en grand championnat, et moi j’étais dans les trentième mondial à la ranking. La veille au soir, j’avais même bu une bière avec un copain après avoir vu le tirage au sort, car mon rêve de me qualifier pour les Jeux semblait compromis lorsque j’ai vu qui se dressait d’entrée devant moi… Juste après le combat, donc, Ilias était vraiment fâché. Nous sommes passés dans un petit tunnel pour retourner en salle d’échauffement et je n’ai pas osé le doubler parce que j’ai vraiment cru qu’il allait me péter la gueule ou me faire mal… Le soir venu, j’étais avec mes entraîneurs dans un bar. D’un coup la porte s’ouvre et là je vois Ilias Iliadis qui vient directement vers moi. Moi j’étais déjà prêt pour un deuxième combat [Rires]… Il arrive, il me prend dans ses bras et me dit : « Christophe, je te félicite. T’as fait une super compétition, j’espère que ça va être assez pour les Jeux »… Pour moi, ça c’est un vrai champion. Pour lui c’était une humiliation de perdre contre moi et, quand même, il est tellement grand sportivement et humainement qu’il me félicite. Ça, pour moi, c’est l’esprit du judo.
Tu as réussi à poursuivre de longues études en parallèle. Quel impact ce cursus exigeant a-t-il eu sur ta carrière de judoka ?
J’ai effectivement suivi des études de médecine à Cologne. Normalement ce cursus chez nous dure six ans. Moi j’ai mis une année et demie de plus parce que, avant Londres, j’ai fait une pause pour me préparer. Pour moi c’était toujours clair que je voulais faire médecine. J’avais besoin aussi de travailler ou d’entraîner ma tête, de faire quelque chose d’autre à côté du judo. Je pense que c’est comme partout. Si tu travailles dur tu peux tout réussir. J’ai toujours rencontré des profs qui n’étaient pas d’accord pour que je fasse les deux mais c’était ma décision. La fac m’a aussi aidé dans le judo parce que, quand j’avais des mauvais moments dans le judo, je pouvais aller à la fac et tout oublier avec des potes avec qui je ne parlais plus de judo, et ainsi me concentrer sur d’autres choses. Ça aidait. Je n’ai jamais douté de ma capacité à pouvoir mener les deux de front car pour moi c’était la meilleure solution.
Ça a été facile de tout concilier ?
Je pense que le système universitaire en Allemagne pour faire un sport de haut niveau où, de surcroît, tu ne gagnes pas beaucoup d’argent, est catastrophique. Personne ne t’aide, tu es tout seul, tu dois tout organiser toi-même, ça n’intéresse personne. C’est juste impossible.
Qu’est-ce qu’il faudrait pour que ça devienne possible ?
Nous devrions avoir plus de soutien pour les sportifs de haut niveau qui, en plus du sport, réalisent une formation à côté. Je pense que le système comme il est aux Etats-Unis serait un système qui pourrait marcher dans le sport, et je pense que si davantage de pays européens avaient ce système il y aurait davantage de médailles olympiques européennes. À Londres, j’ai rencontré un nageur allemand qui était titulaire d’une bourse à l’Université de Californie. Il m’a expliqué que, là-bas, tout était organisé pour les sportifs. Les cours sont adaptés à l’entraînement, des rattrapages existent si nécessaire, ils ont l’appartement, la nourriture, l’équipement. Leur seul souci, au fond, est de s’entraîner dur.
Tout dépend du sport sans doute, selon les échos qui nous parviennent des judokas US… Où en es-tu de ton cursus ?
Après ces six années nous attaquons notre spécialisation. Moi je suis dans ma troisième année de section orthopédique et chirurgie. En ce moment je suis un des médecins de l’équipe nationale d’Allemagne du judo et je suis le médecin qui s’occupe du Centre olympique à Cologne. Je suis super content d’avoir cette chance de pouvoir travailler avec des sportifs, ça me motive. C’est mon nouveau sport de haut niveau en fait [Sourire] ! Mon petit frère est aussi en médecine. Il a encore une année d’études et notre rêve c’est d’ouvrir ensemble un cabinet avec une spécialisation en médecine sportive.
Peux-tu nous en dire davantage sur l’étude sur laquelle tu as travaillé récemment ?
Pour mon doctorat j’ai fait une étude avec Ralph Akoto, ancien champion d’Allemagne de judo et médecin à Hambourg. On voulait analyser quelles blessures dans le judo sont les plus fréquentes, quelles blessures font perdre le plus de temps, quelles blessures ont un impact sur le niveau d’un sportif quand il revient, etc. Le questionnaire est relativement simple de sorte que chaque judoka pouvait le remplir par Internet. Plus de 5000 judokas ont participé entre septembre 2013 et janvier 2014. La motivation pour ce questionnaire est venue un peu parce que j’ai eu beaucoup de blessures moi-même mais – j’ai eu de la chance ! – j’ai pu vivre mon rêve des JO. Mais je pense que beaucoup de sportifs, surtout jeunes, doivent arrêter sur blessure – mon frère Maxime en est un exemple qui m’est proche. Mon but c’est de réduire les blessures, de regarder quelles sont les actions qui causent ces blessures, de trouver des systèmes de prévention spécialement pour le judo et, quand quelqu’un se blesse, de trouver des systèmes pour le faire reprendre sans qu’il ne se blesse à nouveau.
Quelles grandes tendances se dégagent des résultats obtenus ?
L’étude a clairement démontré que la rupture du ligament croisé antérieur doit être considérée comme l’une des plus graves blessures en judo, suivie par l’hernie discale. Beaucoup de judokas connus ont subi une rupture du ligament croisé antérieur dans leur carrière. Mon compatriote Ole Bischof avait une rupture du ligament croisé avant de gagner la médaille d’or aux Jeux olympiques de Pékin. Andreas Tölzer avait aussi une déchirure du ligament croisé antérieur lorsqu’il a été finaliste à deux reprises des mondiaux 2010 et 2011 et qu’il a remporté la médaille de bronze aux Jeux Olympiques de Londres. Malheureusement beaucoup, avec cette blessure, ne reviennent pas à leur niveau. Dans le football, le handball, le basket-ball ou le ski, le problème a été réalisé plus tôt. Il y a beaucoup à apprendre des nombreuses études scientifiques qui ont été menées sur ce sujet.
Comment prévenir ces blessures ?
Il existe quelques programmes de prévention. L’un des plus grands succès vient du football, la FIFA 11+. Avec un programme comme ça, des blessures graves pourraient même être réduites de 50 %. Cela nécessite une mise en œuvre régulière du programme, au moins deux fois par semaine. Le programme FIFA 11+ est basé sur un protocole d’échauffement de quinze minutes avec des exercices différents. Les points clés du programme sont la stabilité de base, le contrôle neuromusculaire et de l’équilibre, la posture, l’équilibre et l’anticipation.
Quid du judo ?
On voit que les judokas avec un niveau élevé se blessent plus souvent que les judokas avec un niveau moins élevé. Chez les filles il y a davantage de blessures des extrémités basses comme la jambe, le genou ainsi que le ligament croisé, que chez les garçons. Ces résultats se retrouvent dans d’autres sports comme le handball et le foot, où les filles ont un beaucoup plus grand risque de se blesser au ligament croisé.
D’autres blessures reviennent souvent ?
Une autre blessure qui se trouve souvent au judo est la commotion cérébrale, et je pense qu’auparavant nous n’avons pas assez pris la mesure de cela. Avant nous, le football américain a mené de très grandes recherches. Celles-ci démontrent que des commotions cérébrales répétitives à l’âge de 30-40 ans peuvent poser de gros problèmes dans le système nerveux, avec un risque élevé de dériver sur une démence. Dans le football américain et dans le rugby, ce problème a été évalué et a permis de construire des systèmes plus sûrs pour revenir au sport après une commotion cérébrale.
Quels seraient les facteurs qui expliqueraient par exemple le fait que les filles soient plus sujettes aux blessures au genou que les garçons ?
Dans la liste des blessures les plus courantes des judokas, celles des membres supérieurs concernent en effet 42 % des masculins et 38,5 % des féminines. Pour les membres inférieurs, le ratio est de 43 % pour les masculins et 46,7 % des féminines. Le risque de ruptures du LCA est généralement plus élevé chez les femmes. De nombreuses études indiquent que l’hyperlaxité est plus répandue chez les adolescentes que chez leurs homologues masculins[1], [2], [3]. R. Ramesh a constaté que les lésions du LCA sont plus fréquentes chez les patients ayant une hyperlaxité globale des articulations et en particulier des genoux[4]. Nous avons constaté en plus que les filles utilisant davantage des techniques comme uchi-mata, o-uchi-gari ou o-soto-gari, le risque d’une distorsion du genou est beaucoup plus élevé pour elles. Chez les garçons, il y a davantage de corps à corps et des techniques comme ura-nage façon Khabarelli, ça explique le taux de blessures de l’épaule.
Combien de temps en moyenne un athlète est-il au repos après avoir subi une blessure spécifique au judo ?
77,4 % des judokas ont mis trois à six semaines pour un retour au judo après une commotion cérébrale. Apres avoir souffert d’une lésion des ligaments du pied, une côte cassée, une commotion cérébrale ou la rupture des ligaments du coude, 90 % des judokas retournent sur le tatami au bout de trois mois. Après avoir subi une blessure au genou non spécifique, une luxation de l’acromio-claviculaire, une blessure à l’épaule non spécifique, une fracture de la clavicule ou une blessure au ménisque, 90 % ont rapporté avoir recommencé le judo au cours des six premiers mois.
75,8 % des athlètes qui ont subi une rupture du ligament croisé antérieur faisaient une pause d’au moins trois à six mois. 26 % pendant six à neuf mois, 32,2 % entre neuf et douze mois et 17,6 % faisaient une pause définitive avec le judo sportif.
Justement, quelles blessures imposent un arrêt de plus de douze mois ?
Les seules blessures dans lesquelles un temps d’arrêt de plus de douze mois a été documenté étaient la rupture du ligament croisé antérieur (14 %) et l’hernie discale (12,6 %). Après avoir subi une rupture du ligament croisé antérieur ou une hernie discale, respectivement 32,2 % et 38,9 % des judokas ont pu retrouver leur niveau sportif après la blessure. Pour toutes les autres blessures, 50 % des judokas pouvaient retrouver leur niveau précédent. 24,4 % des athlètes avec un ligament croisé antérieur ont indiqué que leur niveau sportif après la blessure avait baissé, ce qui représente la valeur la plus élevée par rapport aux autres blessures. L’hernie discale a forcé 7,9 % des athlètes à arrêter leur carrière.
Quelles conclusions en tires-tu vu ta double casquette de judoka et de médecin ?
Je pense que dans le judo les blessures font partie de la vie quotidienne. C’est un sport de combat, nous n’arriverons donc jamais à éliminer toutes les blessures mais je pense que le but doit être d’analyser les mouvements qui peuvent être dangereux et de construire des programmes de prévention. Je pense par exemple qu’il y a aujourd’hui trop de tournois pour se qualifier pour les JO. D’un côté c’est bien pour faire connaître le judo dans le monde, mais côté athlètes, c’est trop. Dans tous les sports professionnels il y a une saison avec une préparation et une pause. Chez nous ce n’est pas vraiment le cas ! Je viens tous juste de comparer les blessures au Centre olympique à Cologne pour 2016 et 2017. Et on peut voir qu’en 2017, année non olympique, il y a environ 60 % de blessures en moins.
Que penses-tu de la pesée la veille ?
Au début je n’étais pas d’accord. Je pensais que les athlètes s’infligeraient des régimes encore plus importants au motif qu’ils ont davantage de temps pour reprendre de l’énergie. Mais apparemment il y a moins de blessures en compétition parce que les athlètes sont mieux hydratés. Alors peut-être qu’effectivement les nouvelles règles de pesée sont bien, oui.
Et toi physiquement, comment ça va aujourd’hui ? Pas trop cassé ?
Je commence à sentir mon âge élevé [Sourire]. J’essaie de faire du sport au moins cinq fois par semaine. Mardi et jeudi soir je suis au Centre olympique pour regarder les judoka blessés et, quand j’ai assez de temps, je fais un peu de randori. Avec mon frère et ma fiancée, nous essayons de faire un peu du judo pour nous. C’est difficile d’accepter cette impression de ne plus savoir combattre, mais dans mon cœur je suis judoka. J’ai besoin d’être sur le tatami.
Propos recueillis par Anthony Diao
[1] Huston LJ, Wojtys EM. Neuromuscular Performance Characteristics in Elite Female Athletes. Am J Sports Med. 1996 ; 24 : 427-436.
[2] Rozzi SL, Lephart SM, Gear WS, Fu FH. Knee Joint Laxity and Neuromuscular Characteristics of Male and Female Soccer and Basketball Players. Am J Sports Med. 1999 ; 27 : 312-319.
[3] Shultz SJ, Shimokochi Y, Nguyen AD, et al. Measurement of Varusvalgus and Internal-external Rotational Knee Laxities In Vivo. Part II: Relationship with Anterior-Posterior and General Joint Laxity in Males and Females. J Orthop Res. 2007 ; 25 : 981-988.
[4] Ramesh R, Von Arx O, Azzopardi T, Schranz PJ. The Risk of Anterior Cruciate Ligament Rupture with Generalized Joint Laxity. J Bone Joint Surg Br. 2005 ; 87 : 800-803.