Entretien avec Philippe Martin (version longue)
En complément au dossier « Judo et études – Le grand écart, vraiment ? » à lire dans l’EDJ79 daté de mars-avril 2019, vous trouverez ici la version longue de l’un des nombreux entretiens menés au coeur de la matrice auprès de responsables qui s’efforcent de nous éclairer sur cette thématique ample et touffue.
Hors INSEP, point de salut ? Voire ! Si la tradition jacobine du sport français lui confère quelques œillères sur ce que la province a parfois à offrir en parallèle, peu de structures locales restent en réalité les deux pieds dans le même sabot. À l’instar du très actif et précurseur Pôle de Strasbourg, ses partenariats avec les lycées locaux qui perdurent près de cinq décennies après les premières initiatives de Marie-Odile et Bernard Messner de faire entendre raison à un milieu scolaire qui n’était « pas contre mais ne faisait rien pour », le Pôle espoir de Grenoble a, lui aussi, développé au fil des années une approche de ces thématiques qui méritait d’être exposée plus en détail. La parole à Philippe Martin, enseignant en EPS à l’Université Grenoble-Alpes, membre de l’équipe technique régionale de la ligue AURA, et responsable et entraîneur du CUFE judo, dont outre les -66kg Daniel Jean et Cameron Givre, de plus en plus audibles à l’international, huit des élèves étaient encore médaillés aux championnats de France universitaires d’avril 2018 à Orléans.
Qu’est-ce que le CUFE judo ?
Le CUFE est le Centre universitaire de formation et d’entraînement, qui conventionne les universités de Grenoble, la ligue AURA de judo et la DRJSVA (Direction régionale de la jeunesse, des sports et de la vie associative). Le judo est un des huit CUFE mis en place sur le site universitaire de Grenoble Alpes (UGA). Cette démarche s’inscrit dans le cadre plus large de l’accompagnement effectué chaque année auprès de 400 étudiants sportifs de haut niveau sur le site de l’UGA, dans la réalisation de leur double projet universitaire et sportif, par notre service interuniversitaire du sport de haut niveau. Ce dispositif est en place pour chacune des filières d’études proposées sur les quatre établissements du site, à savoir bien sûr l’UGA, mais aussi Sciences Po Grenoble, l’Ecole nationale supérieure d’architecture et l’Institut polytechnique de Grenoble.
Quelle est votre ligne directrice ?
Notre parti pris est clair : nous voulons permettre à nos étudiants SHN (sportifs de haut niveau) de pouvoir avoir le plus large choix possible dans les possibilités d’études qui leur sont proposées, et de ne surtout pas se fermer de portes au motif que telle ou telle filière ne serait pas aménageable ou aménagée. Chez nous, chaque filière d’études bénéficie d’un accompagnement pédagogique, qu’il s’agisse des parcours courts de type IUT, des filières sélectives, des écoles d’ingé, etc. C’est, à ma connaissance, le dispositif le plus complet de France en la matière.
D’où vient cette prise en compte globale ?
Il faut bien comprendre que, chez nous, au pied des Alpes, tout est à relier aux problématiques ski. De par leur mode de fonctionnement saisonnier, les biathlètes, les pistards et les fondeurs ont une préparation par intervalles. Ils suivent leurs cours en décalé, sur leurs périodes non sportives. Version judo, nous avons moins de moyens mais nous partons sur la même idée : aménager les études au regard des contraintes sportives.
Quel type d’accompagnement proposez-vous ?
C’est un accompagnement sur quatre plans : sportif et pédagogique, donc, mais aussi social – une vingtaine de chambres universitaires sont ainsi réservées pour nos étudiants sportifs de haut niveau (ESHN) en dehors des critères sociaux – et enfin médical et paramédical avec, chaque semaine, quatre créneaux kiné et deux créneaux médecin de deux heures à chaque fois, ainsi que des bilans médicaux, des tests de terrain et un suivi psychologique. Pour nous, les études servent avant tout le parcours sportif. Nous regardons d’abord quelles sont les contraintes sportives, et ensuite nous aménageons les études en conséquence. La philosophie ce n’est pas « Je suis débordé, je fais péter les cours et ensuite on voit » car, en fait, c’est tout vu : mieux vaut étaler que s’étaler.
Quels profils de judokas sont susceptibles d’intégrer ce dispositif ?
Il y a ceux qui sont sur les listes SHN du ministère des Sports, mais aussi ceux étant identifiés à fort potentiel, c’est-à-dire de niveau 1e division ou France juniors FFJDA. Tout en restant licenciés dans leur club fédéral, quelle que soit leur ligue d’appartenance, ils acquièrent alors le statut d’étudiants SHN. Une première phase de communication se déroule de janvier à mars. Elle se fait par mail, à destination des judokas de la ligue AURA et des élèves de terminale au sein des pôles France et des pôles espoirs de Lyon, Grenoble et Clermont- Ferrand. Mais le principal reste quand même le bouche à oreille au bord des tatamis.
Combien de judokas sont concernés, chaque année ?
En gros, une trentaine, selon le principe titulaires/partenaires car la règle n’est pas d’hier : pour avoir de bons titulaires, il faut de bons partenaires. Après, nous restons réalistes quant à nos objectifs. Notre but est de leur faire atteindre le podium national junior voire international pour les meilleurs. Il y a 28 médailles nationales en jeu chaque année, et lorsque nos combattants en remportent quelques unes, c’est que nous avons bien travaillé sur le plan sportif.
Quelles relations entretenez-vous avec les clubs ?
La relation avec les clubs est intéressante. Ce dispositif tisse des liens, vraiment. Il est important que tout le monde ait le même discours. Le parcours doit être cohérent et harmonisé, et je fais office de boîte aux lettres, en interne comme au dehors. C’est un vrai double projet, que nous aménageons réellement. En retour nous sommes vigilants à ce que les étudiants s’acquittent de leurs devoirs. Chaque semestre nous transmettons un bilan sportif, médical et paramédical. J’appelle personnellement tous les profs de club des nouveaux concernés pour leur expliquer l’organisation. Je reste en relation avec les professeurs de club tout au long de l’année sur les aspects techniques, sur les choix de compétitions et les aides au financement des stages. Car, ne nous leurrons pas, le principe ça reste « Près des yeux, près du cœur ». Une fois qu’ils s’éloignent, nous n’avons personne pour les suivre. À terme, l’idée est que les étudiants acquièrent au fil de leur cursus de l’autonomie à ces niveaux.
Et vis-à-vis du vaisseau amiral INSEP ?
Depuis longtemps, nous réalisons deux stages par an au sein des pôles France. Quant à l’INSEP, avec le niveau sportif en augmentation des étudiants du CUFE, nous y montons en stage régulièrement – quatre à six fois par exemple entre janvier et mai -, et sommes hébergés sur place. L’INEF n’existant plus et le nombre de SHN étant en baisse, il y a de moins en moins de sportifs suivis sur le plan universitaire. Et ceux qui veulent aller à L’INSEP sont confrontés à la question du financement. Je pense que nous sommes complémentaires et permettons à certains étudiants de poursuivre leur progression et de raccrocher ensuite, pour les meilleurs, la filière nationale. Alors ils risquent une voie, mais pas deux, car sinon ce sont des compromis, des solutions en demi-teinte… Nous essayons aussi de nous rapprocher de nos voisins de l’Italie et de la Suisse pour préparer les championnats officiels.
Comment cela se passe avec vos collègues enseignants ?
En interne, nous communiquons beaucoup avec eux. Et nous essayons de renvoyer l’ascenseur, en communiquant sur les résultats sportifs fédéraux ou en invitant par exemple les tuteurs (un enseignant de la filière d’étude, responsable du suivi pour chaque étudiant SHN) aux championnats de France universitaires. C’est une bonne occasion pour eux de voir in situ l’autre vie des étudiants pour lesquels ils se battent au quotidien.
Les athlètes sont-ils conscients de leur chance d’être encadrés à ce point ?
C’est vrai qu’il pourrait être tentant de tomber dans le piège des enfants gâtés. À une époque, c’est vrai, certains abusaient du kiné. Aujourd’hui ça se passe bien, d’autant qu’un de nos kinés est lui-même judoka. Cela aide à une relation saine… À côté de ça, des gens profitent, d’autres bifurquent mais, au fond, l’intérêt de tout ça, ça reste quoi ? L’important, je pense, c’est le dialogue que cela crée, et l’épanouissement de chacun.
La tendance est-elle que les choses vont globalement en s’améliorant ?
Ça s’améliore d’année en année depuis dix ans, oui. Plusieurs de nos athlètes arrivent désormais à concilier études poussées et judo de haut niveau. Je pense récemment à des anciens membres comme Daniel Jean, double champion de France junior, podium senior 1e division, médaillé en 2018 aux Grands Prix du Maroc et de Géorgie et titulaire pour les Europe et les Monde seniors. Il a entamé un parcours de formation d’ingénieur à Grenoble et est à cheval entre ses deuxième et troisième année de Licence en informatique sur Paris. Je pense aussi à Justine Deleuil, double championne d’Europe junior, qui a démarré une Licence de chinois à Grenoble et poursuit une formation en évènementiel sur Paris. Je pense enfin à des membres actuels comme Damien Santélia, titulaire aux Europe juniors en 2016, qui vient de valider sa Licence STAPS et complète sa formation avec un BTS Diététique, ou à Cameron Givre, en Licence STAPS sur Paris, sélectionné aux Europe juniors 2017 et 3e en 2018 aux Coupes d’Europe de Zurich et de Dubrovnik… Leur réussite tend à prouver que nous sommes dans la bonne direction.
En savoir plus : www.haut-niveau.judo-universite-grenoble.fr
À lire également sur ce site la version longue d’un entretien avec Laurence Blondel, responsable à l’INSEP de l’accompagnement à la définition des projets de formation/professionnels des sportifs de haut niveau, les témoignages d’une demi-douzaine d’athlètes étrangers, actifs ou jeunes retraités, ainsi que l’exemple d’une reconversion ambitieuse de judokas de haut niveau avec un zoom sur la création du cabinet de conseil en gestion de patrimoine Epsilium.