Coulisses d’un reportage en Pologne
En complément au portrait du Polonais Pawel Nastula paru dans l’EDJ69 (Août-Septembre 2017) dont une version en anglais est en ligne, et au bonus vidéo disponible ici, retour sur un stage terminal de préparation d’une partie de l’équipe nationale blanche et rouge. C’était en avril dernier, à quelques jours des championnats d’Europe de Varsovie. Un journal de bord en forme de cauchemar orthographique – ou de rêve éveillé pour Scrabble addict, tant les patronymes locaux sont chargés en –w, en –x, -k, -y ou -z –, où se croisent pêle-mêle une jeune mère mélancolique, un sauna naturiste, un prêtre ronchon, un bambin-mascotte, des grands-parents qui dunkent au ping-pong ou des footings en côte dans l’aube glaciale. Retour sur quelques kilomètres de vie en rose qui nous parlent d’hier, de demain et surtout d’aujourd’hui.
Jeudi 13 avril 2017
Il est neuf heures tapantes dans la salle de congrès du Centre olympique sportif de Zakopane. Dans une semaine la Pologne accueillera ses premiers championnats d’Europe seniors depuis Wroclaw en 2000. Nous sommes aux portes de la frontière slovaque, à 400 km au sud de Varsovie, au pied du tremplin de saut à ski où s’entraîne Kamil Stoch, double médaillé d’or aux derniers JO d’hiver de Sotchi. Avec les spots de Gizycko au nord-est, Cetniewo au bord de la mer Baltique, Spala au centre du pays, Szczyrk côté sud silésien et Walcz dans l’ouest poméranien, cette commune au pied des montagnes Tatar est l’un des six QG du judo polonais contemporain… À l’heure dite, une bonne partie des 144 sièges de l’amphithéâtre sont remplis de survêtements magenta et blanc. Tous les sélectionnés européens sont réunis pour la présentation officielle de l’équipe, à l’exception du +100kg Maciej Sarnacki. Le trentenaire autodidacte a préféré rester chez lui à Olsztyn, à l’autre bout du pays, s’entraîner avec son père Wojciech – un signe avant d’autres des profondes divisions qui constituent le quotidien de cette sélection, et dont les vestes de survêt dépareillées d’un « clan » à l’autre ne sont qu’un signe avant-coureur. Salamalecs d’usage, discours offensifs, professions de foi et photos officielles, toute la troupe prend bientôt la direction du sous-sol de l’établissement pour un ersatz d’entraînement destiné avant tout à permettre aux cameramen et photographes présents de mettre en boîte quelques prises de vue pour leurs supports respectifs. Filet au plafond, néons clignotants, coupures de presse sépia au mur, les 330 m2 de tatami pelé attestent des générations de glorieux combattants passés ici.
Aujourd’hui est une journée de repos après une grosse séquence débutée quelques jours plus tôt au stage international des voisins hongrois de Tata. À 10 h 30, le coupé Toyota blanc à vitres teintées de Pawel Nastula suit le Vivaro bleu d’Artur Klys, un Opel neuf places comme en conduisent la plupart des profs de club du globe et dont le compteur affiche « environ 40 000 km par an », aux dires de son expérimenté pilote. Direction les termes de Torna Bania à une vingtaine de minutes de là où, surprise, les maillots de bain sont proscrits à l’entrée d’une zone (mixte !) comprenant le sauna et un bassin à l’eau couleur rouille chargée en oligo-éléments. Un autre bassin, extérieur, offre une vue imprenable sur une lointaine ferme de la cheminée de laquelle s’échappe une épaisse fumée noire. « Cette pollution industrielle et domestique est un problème récurrent de cette région » déplore Artur Klys, qui a relayé sa compagne Katarzyna pour accompagner leur intrépide Bronek, trois ans et demi, au vertigineux toboggan aquatique des lieux. Installés à Cracovie, Artur et « Kate » – ou « Kasia », selon les jours – sont mariés depuis 2009. Lui fut le -66kg de l’héroïque équipe universitaire de Pologne aux championnats du monde du même nom, en décembre 2006. Elle, sous son nom de jeune fille Pilocic, se hissa en finale des championnats d’Europe de Belgrade en 2007 face à la Française Emane, avant de récidiver cinq ans plus tard sous son nouveau nom d’épouse face à la Néerlandaise Bosch, puis de se parer de bronze aux mondiaux de Chelyabinsk en 2014 face à une autre Néerlandaise, Kim Polling, à peine 426 jours après avoir donné naissance à leur petit Bronislaw [cf. EDJ68]. Nu comme un ver dans le sauna puis le bain où hommes et femmes se côtoient dans le plus grand des calmes, Pawel, jambes en X et nez (fra)cassé, ferme les yeux et savoure les remous tonifiants pour ses vertèbres douloureuses… Giboulées obligent, le retour à la cantine du Centre olympique de Zakopane se fait dans un état de torpeur avancée, malgré les cris du dessin animé que Bronek regarde sur le smartphone de sa maman. Pendant le repas, de discrets papiers pliés circulent à la table des coaches. Ce sont les résultats des prises de sang du matin, permettant de faire le point sur les carences des athlètes à J-7 de leur objectif – d’où les pansements au lobe d’oreille ou au bout de l’index qu’arborent la plupart des titulaires. Après manger, Zuzia Komarek, l’une des sparrings de la -57kg Anna Borowska, se charge d’emmener petit Bronek au cinéma du coin pendant que les titulaires font la sieste. « Il a l’habitude, couve Artur en les accompagnant sur le parking, car il voyage avec nous depuis qu’il a l’âge de six mois. Les filles l’adorent et se relaient pour passer du temps avec lui. Il fait partie de l’équipe à présent. » Le reste de la journée se passe en mode chaussettes-claquettes, dans les chambres pour la plupart car « le repos fait partie de l’entraînement ».
Vendredi 14 avril
À 7 h 30, Artur Klys et les sparrings partent pour un footing dans le parc verglacé qui jouxte le COS. Un challenge quotidien pour l’entraîneur mais un point d’honneur dans sa conception de la motivation des troupes. Dans une autre vie, Artur a en effet subi une opération du genou droit et cinq opérations du genou gauche dont deux croisés. 5e aux championnats d’Europe 2006 mais blessé dans la dernière ligne droite avant les JO 2008, il a mis fin à sa carrière une première fois à 26 ans, tant pour écouter son corps que pour saisir une opportunité professionnelle – « le directeur de l’école où je voulais enseigner m’avait demandé de choisir entre ma carrière de haut niveau et ce poste. » C’est aussi à cette époque qu’il s’était rapproché de « Kate », de quatre ans sa cadette, qui lui avait « tapé dans l’œil » dès leur tout premier stage en commun – il avait alors 19 ans et elle 15 lorsqu’il annonça à ses copains que « cette fille serait [sa] femme ». Malgré un retour éphémère en 2009 et 2010, son corps se rappela à nouveau à lui et l’obligea à une reconversion prématurée… Au petit déjeuner, Pawel Nastula, un perpétuel cure-dents au bec et souvent dos à la salle pour s’épargner quelques sollicitations dues à son statut d’Usain Bolt local, s’enquiert de ce que deviennent quelques pointures françaises de sa génération, Djamel Bouras et son grand rival Stéphane Traineau en tête. Au fil des bribes de discussions, la légende polonaise ressemble de plus en plus au personnage maltraité par Louis de Funès dans Hibernatus : passé des faîtes du judo mondial aux sommets parallèles du MMA, le « Revenant » semble comme émerger d’une longue nuit. À la table d’à côté, Bronek – prénommé ainsi en hommage à Bronislaw Wolkowikz, battu par le Japonais Koga au 2e tour des JO d’Atlanta – mange comme d’habitude debout sur sa chaise, malgré les rappels à l’ordre des parents d’Artur. Ce dernier s’est en effet absenté pour apporter une assiette de jambon dans sa chambre à son chien Bimba.
Surprise lorsque le programme du jour est annoncé. Une partie de l’équipe nationale s’entraîne de 9 h à 10 h 30, l’autre de 11 h à 12 h 30, et il ne s’agit pas d’une séparation filles-garçons puisque les deux groupes sont panachés. « Je sais que ça paraît absurde mais c’est comme ça, nous n’avons pas les mêmes programmes » commente Artur en baissant la voix, quelques secondes avant d’ouvrir la première session. Son groupe, qu’il codirige avec Pawel et Artur Kejza, comprend quatre titulaires des prochains championnats d’Europe : son épouse Katarzyna en -70kg, la championne d’Europe junior 2014 des -57kg Anna Borowska, la -63 Karolina Talach (transfuge de Gdansk et vainqueur du Grand Prix de Zagreb en 2016) et le prometteur et déterminé -90 Piotr Kuczera, 3e des Europe en 2016 en sortant notamment le Grec Iliadis et le Serbe Kukolj, et qui ne s’est incliné à cet instant de l’année 2017 qu’une fois en trois sorties internationales – face au Français Gobert à Casablanca -, s’imposant notamment à la World Cup de Rome en sortant des pointures comme le Russe Igolnikov, champion d’Europe junior 2016, ou le Coréen Gwak, champion du monde 2015 et médaillé de bronze à Rio… À ce stade de la préparation, tous ont leur sparring attitré, deux doublures assurant la rotation au cas où. L’échauffement se fait à base d’exercices fractionnés et d’échelle de rythme. Il se termine par un jeu ambiance fête foraine, deux par deux : essayer de gifler l’autre tout en protégeant sa propre joue d’une main. Plutôt efficace pour travailler les appuis, la coordination et l’esprit de camaraderie façon Terence Hill et Bud Spencer. Le tout est filmé par une chaîne de TV locale qui prépare un documentaire sur Pawel, lequel se tient en retrait ce matin car il « préfère rester prudent » quatre semaines après une arthroscopie de l’épaule. À 11 h, le second groupe – le plus nombreux – enchaîne les rondades-flips, les sauts de tête et les uchi-komi.
Au moment du repas, Artur répond à la TV polonaise dans le cadre du documentaire sur Pawel Nastula. Bronek fait une apparition ovationnée à la fenêtre avec son grand-père, pendant que Pawel, qui attend d’une minute à l’autre l’arrivée par la route pour le week-end de sa femme Joanna et de leur fille cadette Monika – l’aînée, Marta, arrivera séparément avec son petit ami -, montre sur son smartphone une vidéo de ses progénitures et lui au volant de son coupé sport : lunettes de soleil, casquette en biais et coude à la portière, Rae Sremmurd à fond, Pawel et ses Pawelettes envoient sec. Plus tard, il profitera de l’après-midi calme pour aller à la salle de gym – une éthique de l’effort qui, curieusement, ne l’empêche pas de privilégier chaque jour l’ascenseur aux escaliers pour rejoindre sa chambre du deuxième étage. « C’est pour ménager mes genoux », sourit-il en appuyant sur le bouton d’appel…
À 16 h, le second groupe – le plus important quantitativement en nombre de sélectionnés – s’élance pour une « marche oxygénante ». Les titulaires font une balade mains dans les poches en mode récupération, tandis que les remplaçants se mangent une ascension raide de vingt minutes au sprint, entre racines apparentes, escaliers taillés dans la pierre avec virages à 180° et cailloux qui débaroulent dans le vide sous chaque appui. Au sommet, le -100kg Mariusz Krueger et le -66 Mateusz Garbacz s’affaissent sur la rocaille, déglingués par le dénivelé et la violence de l’effort, pendant que leur coach note les pouls et procède à des prises de sang en piquant le bout des doigts de ses athlètes. Lukasz Blach, ce -81kg de 33 ans qui a manqué d’une place sa qualification pour les JO de Rio et dont le père Wieslaw est l’un des quatre directeurs sportifs de l’Union européenne de judo, décrypte ces paysages traversés qu’il connaît comme sa poche à force de mises au vert : « Là c’est la montagne du Chevalier couché, désigne-t-il en montrant au loin une falaise qui n’est pas sans rappeler en France la croix du Nivolet telle qu’elle est visible depuis les principales artères de Chambéry. Regarde sa forme, c’est ressemblant non ? Dans le temps nous grimpions à mains nues la grande croix que tu aperçois au sommet. Porte à porte, nous en avions pour trois heures en footing depuis le centre d’entraînement. » La discussion en judo comparé se poursuit au fur et à mesure de la redescente jusqu’au centre d’entraînement, sous un froid de plus en plus mordant. Le soir venu est l’occasion de s’échanger les revues polonaise et française avec Lukasz et Marian Talaj, médaillé de bronze aux JO de Montréal et entraîneur chevronné depuis. Les deux hommes partagent le repas avec en autre entraîneur, Piotr Sadowski, septuple champion de Pologne il y a une vingtaine d’années, dont le regard d’apparence dur souvent croisé sur le circuit s’explique soudain comme une révélation : son assiette terminée, il donne patiemment la becquée à Andrzej, son fils déficient moteur de 29 ans qu’il porte en amazone dans les escaliers et dont il met un point d’honneur à avancer le fauteuil roulant jusqu’au bord du tatami à chaque séance.
À 22 h il n’y a plus d’Internet dans l’hôtel et un silence de cathédrale règne bientôt dans les couloirs déserts. Seuls les judogis qui sèchent sur des tancarvilles devant les portes de chambres témoignent à cette heure d’une présence humaine dans les lieux.
Samedi 15 avril
Froid glacial pour le footing du matin, qu’Angel le bien prénommé pieux -66kg termine loin devant tout le monde. À 9 h 30, Marian Talaj dirige le dernier entraînement du second groupe. « Je dois ensuite faire 800 km de voiture pour rentrer chez moi sur les bords de la mer Baltique, avant de revenir mercredi prochain à Varsovie pour les championnats d’Europe » sourit le 8e dan de 66 ans. À 11 h, direction une aile plus moderne du bâtiment et début de l’entraînement dans le second dojo, dont les tatamis sont réputés plus durs donc moins propices aux nage-komi. Rafal Binda, le prévenant kiné, vient saluer tout le groupe avant de prendre la route pour s’en aller en urgence chez lui à Wroclaw au chevet de sa fille malade. L’ambiance est studieuse mais ça chambre non-stop à l’instar de la grosse voix d’Artur Kejza qui mène la séance. Aux jeux de cohésion, les filles font jeu égal avec les garçons et les perdants se prennent une gentille fessée assénée de bon cœur par les vainqueurs. Debout au mur les mains au col, silencieux et perdu dans ses pensées, Pawel fait parfois le DJ, troquant ses habituelles playlists mélancoliques (« Chi mai » d’Ennio Morricone ou les reprises piano/violon de Robert Mendoza) pour le « I feel it coming » de The Weeknd et Daft Punk ou un hip-hop local qui fait trembler son ampli portatif Bose. A 11 h 57, au moment où il prend la parole, l’entraînement devient à huis clos.
Au repas de 13 h, de nouvelles têtes sont arrivées. Il s’agit des compagnes, des compagnons ou des parents des judokas qui restent. Pâques c’est ce week-end et en ces terres profondément catholiques c’est sacré. À 14 h 15, départ collectif à pied pour une église en bois à 800 m de là. Angel et quelques parents posent un genou à terre pour se recueillir tandis que Lukasz Wala et Pawel Kejza – le fils d’Artur dont le prénom et l’âge (18 ans) témoignent des liens d’amitié anciens entre les deux papas – restent en dehors. Les deux juniors confessent d’un sourire poli mais ferme être « plutôt réfractaires aux bondieuseries »… À l’intérieur, dans un décor comme tiré d’un film d’Andreï Tarkovski, le prêtre asperge d’eau bénite les pisanka, ces paniers d’œufs peints, de fruits et de gâteaux qui constitueront le menu saint du petit-déjeuner du lendemain matin. Lors de la photo de groupe sur le perron de l’établissement, surprise ! Un prêtre qui passait par là et à qui Artur Klys demande de prendre la photo refuse sèchement, arguant sans mettre les formes qu’il est « pressé ». De quoi ébranler la foi de l’assistance ? Pas longtemps en tout cas puisque le prochain passant qu’Artur hèle s’avère… un vieux copain à lui, qu’il n’a visiblement pas vu depuis des années. « On va jamais arriver à la prendre, cette photo » tacle gentiment Pawel Nastula, qui en connaît un rayon en matière de poses et de shootings. Lors du retour, certains vont à l’hôtel, d’autres filent faire un tour dans la rue piétonne de Zakopane, avant de rentrer au COS où une projection du film Cindirella Man de Ron Howard (De l’ombre à la lumière, en VF) avec Russell Crowe est organisée en soirée pour garder les troupes concentrées sur l’objectif. Pawel, lui, prendra discrètement la tangente avec son épouse Joanna pour une balade en amoureux dans des recoins du village qu’eux seuls connaissent depuis le temps qu’ils fréquentent les lieux.
Dimanche 16 avril
La neige tombée abondamment cette nuit donne au ciel bas de ce dimanche de Pâques des couleurs de Noël. Pas de footing mais une grasse mat’ et un petit déj’ qui commence à neuf heures. Les convives sont sur leur 31 : fond de teint pour les filles, chemises blanches immaculées ou polos repassés pour les garçons. En bout de table, Pawel Nastula fait un discours de patriarche dans une ambiance toujours aussi feutrée. La maman d’Artur Klys veille à ce que chacun se serve sa tranche de saucisson et son fruit béni la veille par le prêtre. À 11 h, direction le vieux gymnase situé à l’extrémité nord du COS, pour un tournoi de ping-pong familial. Poules de quatre, puis de trois, demies, finale. Les profs défient leurs athlètes – la grosse demie entre Artur Kejza et Piotr Kuczera tournera à l’avantage du malicieux sensei, laissant ruminer un moment le mètre quatre-vingt treize de celui qui restera comme le dernier judoka européen de l’Histoire à avoir battu Ilias Iliadis en combat individuel. Avant chaque service, Pawel Nastula humecte ses doigts puis le tamis de sa raquette côté rouge puis côté noir, adoptant la geste chaloupée mais efficace d’un McEnroe droitier, le second bras comme mort le long du corps. Un fait de jeu en dit plus long que bien des discours sur l’état d’esprit du dernier champion olympique du judo polonais : à 10-0 pour lui dans une manche allant au meilleur des onze points, voyant l’ultime retour de son adversaire sortir largement, il préfèrera attraper la balle à pleine main et laisser ainsi ce dernier revenir à 10-1 plutôt que de l’humilier par un 11-0… Sur la table d’à côté, le grand-père Klys fait des smashes jambes écartées façon Air Jordan malgré son gabarit d’ancien -60kg. « Il a toujours adoré le ping-pong » sourit sa rousse épouse, pas en reste elle non plus lorsqu’il s’agit d’appuyer le champignon face aux jeunettes du groupe. Dehors la neige tombe toujours. Bronek enchaîne les roulades sur les tapis de gym en compagnie de Wioletta, la petite sœur de Piotr au rire sonore et contagieux. La finale se joue au set décisif devant une assemblée rieuse mais concentrée. Artur Kejza s’impose d’un rien face à un Pawel Nastula dépité – « il déteste perdre » confiera plus tard sa femme après avoir été la première à aller le consoler.
L’après-midi est un moment réservé de longue date pour de longues discussions au calme dans un coin du réfectoire désert. D’abord Katarzyna – lorsque Bronek daigne la laisser respirer -, puis Pawel Nastula, dont l’entretien en compagnie d’Artur Klys atteint deux heures durant des sommets de communication non verbale. Tantôt lointain à travers la baie vitrée fouettée par les giboulées de neige, tantôt frontal façon Christophe Lambert dans Greystoke, son regard gris acier de dragon revenu de bien des batailles complète en silence ce que les mots n’expriment pas [cf. EDJ68 et EDJ69].
À 21 h 30, conciliabule à voix basse dans les couloirs de la résidence. L’idée est de trouver un coin à l’abri des caméras de surveillance. Le projet ? Pousser les canapés autour d’une table basse pour trinquer à Pâques, aux belles rencontres et à la vie. Moyenne d’âge ? 40 ans, les athlètes devant « absolument se reposer ». À mesure qu’Artur Kejza sort les bières de son sac à dos et sert de lourdes rasades de Ballantine’s aux convives (au jugé : quatre à cinq doses de whisky pour une dose de soda), l’ancien -86kg déterre un à un les dossiers les plus embarrassants sur son vieux complice de chambrée Pawel Nastula : et cette partie de paint-ball où il essaya de se planquer derrière un arbre mais se fit mitrailler le fessier qui dépassait, et cette photo en pyjama noir de daron boutonné jusqu’au col et impeccablement repassé, augmenté de royales babouches que le faux pote ne manquera pas de zoomer sur son smartphone et de montrer à la ronde… À chaque fois que l’ancien champion olympique, tout courbaturé du tournoi de ping-pong de la matinée, essaie de répliquer, la grosse voix du prof de Piotr Kuczera monte d’un octave : « Au fait, rafraîchis-moi la mémoire s’il te plaît : c’est qui encore qui a gagné le tournoi de ping-pong ce matin ? » À la troisième tournée, Bronek passe en courant dans le couloir avec un canon à eau à la poursuite des filles de l’équipe qui jouaient aux cartes dans une chambre du fond. Après l’avoir couché puis trinqué juste à temps pour la quatrième tournée, son père régale à son tour et ouvre son laptop pour montrer les vidéos de ses parties de pêche en voilier sur la mer Baltique avec ses meilleurs copains. À la cinquième tournée, les parents d’Artur rentrent d’une promenade au bourg avec Bimba et souhaitent bonne nuit à tout le monde. À la sixième, Artur est rejoint par Martin, un ses plus proches amis, un snowboarder du coin avec qui il a grandi. Les deux hommes sont mutuellement parrains de leurs fils respectifs. À la huitième tournée, pendant que les parents Kuczera sortent un jambon fumé et du pain fait maison, Martin recommande vivement d’aller le lendemain à quelques kilomètres de là, assister à la parade annuelle de skieurs en tenue d’époque mais bourrés – une curiosité locale. Au passage, la nouvelle bouteille de deux litres de Ballantine’s aura tenu six verres chrono, entre le vin rouge et la dixième tournée de bière. En vieux renard flairant le traquenard, Pawel Nastula feint d’avoir quelque chose à aller chercher dans sa chambre pour s’éclipser discrètement et ne plus revenir, laissant son épouse donner le change quelques minutes avant d’aller le rejoindre. Pour les autres, chaque tentative d’esquiver le carnage pour se carapater discrètement est sévèrement réprimée par Artur Kejza. La main du 5e des Europe 1997 se pose fermement sur l’épaule façon Docteur Spock : « Toi ce soir tu ne te couches pas. » Assis en tailleur au pied de la table basse, le père Kuczera s’échine pendant vingt minutes à actionner l’option ciseau du couteau suisse avec lequel il décapsule à tour de bras les bières qui passent, pendant que sa femme vapote et pleure de rire aux bâches d’Artur. Surtout, une étonnante vérité apparaît : à mesure que la soirée avance, même les convives français ont peu à peu l’impression de comprendre depuis toujours et parfaitement le polonais…
Lundi 17 avril
Après la race collective de la veille et la courte nuit achevée de face, chaussures aux pieds et en étoile de mer sur des lits non défaits, être au rendez-vous dans le hall d’entrée pour le footing de 7 h 30 dans le parc verglacé s’avère une gageure. Surprise : tout le monde est présent et aucune gueule de bois ne semble à déplorer. Mieux, les troupes sont d’autant plus réveillées que peu avant sept heures ce matin les filles ont subi le smigus-dyngus. Le dyngus ? « Une tradition locale, tant les lundis de Pâques que dans ce genre de rassemblement », explique Artur, l’œil encore brillant de la veille. De mèche avec la réception, les garçons ont discrètement récupéré un double des passes des chambres des filles, et s’y sont introduits sur la pointe des pieds au petit matin, les arrosant à grands coups de bouteilles d’eau… Arrivé au parc après avoir dû enjamber le portail cadenassé, le groupe se scinde en deux : les sparrings et Artur Klys courent, pendant que les titulaires de Varsovie et les coaches Pawel et Artur Kejza se promènent en compagnie de Bimba. Sur le footing, ce matin c’est quatre boucles de parc verglacé, et encore une fois Angel s’envolera dès la première portion montante pour s’imposer avec plusieurs minutes d’avance… De retour sur le parking du COS, Pawel et Artur Kejza semblent prendre le soleil sur le banc de l’entrée. Erreur : ils se sont en fait calés aux premières loges pour assister à la revanche du dyngus. Munies de bouteilles plastiques et de gants en caoutchouc remplis d’eau, les filles rentrées en avance se sont planquées entre deux voitures et arrosent consciencieusement les garçons qui arrivent. Ça se termine en chasse à l’homme et en K-way trempés, sous les rires gutturaux de Pawel et d’Artur, pas les derniers à compter bruyamment les points en mode « Yo Mamma! »… Après le déluge d’alcool de la veille – pardon : le « verre de l’amitié » -, l’eau a ce matin des vertus purificatrices. Le délire se poursuit au cours du petit déj’ de 9 h 30. Leurs tartines avalées, Bronek et Wioletta Kuczera se présentent lourdement armés du puissant canon à eau du gamin et arrosent méthodiquement toute personne passant à proximité, cuisinières y compris. Planqué derrière un plateau repas, Pawel et Artur parviennent en rusant à neutraliser les assaillants et terminent leur café tranquilles dans une salle aux murs détrempés. L’entraînement du matin est léger. À 14 h 30 Artur file déjeuner à l’extérieur avec son pote Martin. L’après-midi les giboulées reprennent de plus belle, donnant aux lieux des airs de la résidence de Shining version Stanley Kubrick. En se rendant au sauna avec Jakub et Andre, deux jeunes sparrings aux dents longues, nous croisons en salle de musculation une équipe de cyclisme sur piste aux tours de cuisses de Maoris, en pleine préparation pour leurs mondiaux. Dans le sauna exigu, Karolina et Wioletta se servent d’une vieille carte de crédit pour se faire mutuellement un gommage.
Mardi 18 avril
Cette fois ce ne sont plus des giboulées mais de gros flocons qui recouvrent le parking au moment où s’élance le footing de 7 h 30. Ce matin, la salle du petit déj’ est remplie de cyclistes et de nageurs, rappelant au visiteur occasionnel que ce centre d’entraînement n’est pas réservé qu’aux judokas, loin de là. Artur Klys est au téléphone pour régler les détails de la conférence de presse que Kate, Pawel et lui sont censés donner demain mercredi à l’hôtel Marriott de Varsovie, en marge du tirage au sort des championnats d’Europe. Après un ultime entraînement fait avant tout de jeux de réflexes et de nage komi sur les spéciaux, agrémenté des roulades de Bronek – qui demandera à se faire strapper comme un grand -, les deux Artur et Pawel félicitent les titulaires et les sparrings pour leur implication au cours de ces longues semaines de préparation. Puis ils leur tapent dans la main à la queue leu leu en leur disant le gros mot local qui va bien et tend à porter bonheur à 48 heures du coup d’envoi de l’échéance.
Une petite demi-heure pour packer, quelques minutes dans le hall pour saluer le personnel du COS, toujours bienveillant et dont certaines oeuvrent depuis vingt ans dans les lieux, puis en route sous la neige. Pawel, lui, a démarré avec l’exactitude des champions : à midi tapantes. « Normalement il faut une heure pour rejoindre Cracovie mais aujourd’hui ça s’annonce compliqué » avertit Artur, en ce lendemain de week-end pascal rendu particulièrement encombré tant par la neige que par les nombreux travaux routiers émaillant le parcours. Il est régulièrement tenu au courant des déviations à guetter par des coups de fil de Pawel, qui compte dix minutes d’avance. Qu’à cela ne tienne : de UB40 en passant par Bonnie Tyler ou Migos, les Bluetooth avec Pawel en fil rouge et de longues conversations sur la vie du circuit et la vie tout court rendront la trajet passionnant de bout en bout. Derrière, Kate et Bronek dorment pendant que Karolina Talach textote. Il nous faudra quatre heures pour parcourir ces 100 km. À Cracovie, léger en-cas à la gare avec les Klys avant de sauter dans le train pour Varsovie aux côtés de Karolina. Trois heures de trajet côte à côte et bien des discussions plus loin, il est temps de se souhaiter bon vent pour la suite. La -63kg continue jusqu’au port de Gdansk où l’attend son petit ami marin. Elle reviendra demain soir avec sa famille à Varsovie. En cette veille de championnats d’Europe, l’heure est aux grandes espérances. – Anthony Diao
Un portrait de Pawel Nastula, le dernier champion olympique du judo polonais à ce jour, est à lire dans L’EDJ69 actuellement en kiosque.
Une version en anglais est en ligne ici et un bonus vidéo là.