Mercredi 10 août : cinquième journée, le bilan
Mashu Baker, 21 ans et toutes ses dents. Le présent et l’avenir du Japon / Emmanuel Charlot – L’esprit du Judo
Le doublé dans la même journée, voilà une aventure qui n’arrive qu’au Japon (et à la Corée du Sud, une fois, en 1996) et qui ne lui était plus arrivé depuis 2004. Un peu en retrait depuis quatre jours, et de ses espoirs, et par rapport au potentiel de ses combattant(e)s, le Japon a cette fois totalement inversé la tendance, comme il est toujours capable de le faire, et avec des outsiders, ce qui est aussi une habitude de cette nation aux quatorze possibilités de victoires.
Tachimoto sauve le Japon
Haruka Tachimoto avait été préférée à Chizuru Arai, mieux classée qu’elle et actuelle cinquième mondiale. À 26 ans, Tachimoto n’était pas médaillée olympique, prise dans le Trafalgar de Londres, même pas médaillée mondiale malgré deux participations, il y a bien longtemps, en 2011 à Paris, en 2013 à Rio. Elle promettait cette jeune fille qui avait été double championne du monde juniors 2008 et 2009. Mais les promesses n’avaient pas été tenues et elle avait manqué 2013 et 2014… Pourtant, c’est elle aujourd’hui, avec son entraîneur Mitsutoshi Nanjo sur la chaise, le « Kantoku » de l’équipe féminine, qui donne la direction, le bon exemple à cette équipe du Japon un peu dans le vague du « potentiel ». Elle est arrivée déjà dos au mur et lui les mâchoires serrées comme rarement un entraîneur japonais. À chaque fois dans le dur, elle a passé en revue les filles fortes du jour, notamment la grande Polling plutôt en forme, dans un combat couperet dès le second tour, un combat de cinq minutes et trente-cinq secondes où elle fut menée d’entrée d’un yuko. C’est cette volonté d’aller au-delà, d’arracher la situation plutôt que de la surfer avec aisance qui manquait un peu, jusque-là, à ce groupe. L’encadrement japonais a fait confiance à Tachimoto. C’est particulièrement bien vu puisqu’elle apporte non seulement la seconde médaille d’or de la délivrance, mais aussi le supplément d’âme qui manquait à ce groupe depuis le début. Elle a sauvé le Japon de son ombre. Pour elle-même, sur son visage à la fois meurtri par les frottements et les chocs, mais aussi lavé de fatigue et de joie intérieure, c’est un sentiment de rédemption qu’on pouvait lire. Des années de doute et d’humiliation, de patience et de travail à la japonaise et puis enfin ça, le titre olympique et le regard de respect des chefs, des amis, de la famille… dont sa sœur Megumi présente à Rio, une sœur blessée, qui aurait pu être elle aussi dans la liste des quatorze.
Baker, 21 ans
Quelques minutes après ce titre, le Japon obtenait le second du jour avec Mashu Baker. Il était en retrait dans cette équipe masculine. Takato, Ebinuma, Ono, Nagase, Haga… tous champions du monde. A Astana, il s’était fait surprendre par le Géorgien Gviniashvili et n’avait récolté que le bronze. Mais, désormais, comme Ono, mais c’est le seul, il est champion olympique. Son style n’entrera pas dans l’histoire des géants nippons, mais il est lui aussi exemplaire par sa capacité de concentration, sa lucidité et son efficacité. Astana mis à part, il n’a plus perdu depuis début 2015. A son âge, ça promet. Après tout, à Tokyo en 2020, il n’aurait que 25 ans.
Ce renversement de tendance, cette réussite exceptionnelle d’aujourd’hui vient de renverser le cours de la partie de Go que le Japon joue depuis le début. Avec une seule médaille d’or, sa réussite était mitigée, avec trois, les neuf pierres blanches déjà posées, neuf médailles sur dix possibles, sont en train de décimer les contours d’une conquête qui pourrait devenir historique. Le meilleur résultat collectif du Japon, dix médailles (à Barcelone 92 et Athènes 2004) est en passe d’être battu. Et si l’une des ces médailles à venir était en or, le Japon ferait l’une des meilleures performances de son histoire. Demain jeudi, il présente deux champions du monde en titre…
La France ne (se) projette plus
Ce matin encore, la France espérait fermement, et le proclamait, finir première nation « à la fin de la foire », comme dirait notre DTN (celle où l’on compte les bouses…). Ce soir, cette projection flatteuse n’est plus de mise. Gévrise Emane, qui paraissait exactement dans la bonne attitude et très en forme, fait une erreur de placement au sol au moment où elle croit tenir son immobilisation, erreur qui lui coûte terriblement cher. On ne sait pas jusqu’où elle aurait pu aller, mais celle qu’elle semblait devoir vaincre avec facilité avant d’être prise en défaut, l’Anglaise Conway, a fini par atteindre la médaille, seulement vaincue, dans la douleur, par la Colombienne Alvear que la championne du monde 2015 avait battue en quart de finale pour ce titre. Une erreur au sol pour quatre ans de maîtrise, une erreur au sol qui en rappelle d’autres, des naïvetés, des insuffisances et autant de médailles perdues… lesquelles posent tout de même la question de ce secteur, en particulier, dans la politique générale du haut niveau français. Aujourd’hui, nos deux combattants ont fini sur le dos, pris en contrôle par des adversaires à leur portée.
Ce qu’a réussi le Japon, renverser une tendance, la France n’y est pas parvenue. Et même au contraire. La chute de la championne, une compétition un peu terne d’Alexandre Iddir, qu’on espérait plus rebelle à la défaite – même si il faut rappeler qu’il sort d’une blessure à la côte qui l’a sans doute particulièrement handicapé dans ce secteur particulier du ne-waza où il est normalement plutôt bon -, et le bilan est désormais incontournable. Il reste quatre catégories, dont une, croisons les doigts, nous apportera une grande satisfaction. Les autres pourraient encore nettement pondérer l’impression générale mais, pour l’instant, cette impression est bien vive : la campagne de Rio, malgré cette belle équipe (dont il ne faut pas oublier le travail accompli et les réussites au cours de l’olympiade) est en train d’échouer dans les grandes largeurs. De quelle largeur exactement la Bérezina ? On le saura dans deux jours. La seule médaille d’or, si attendue de Teddy Riner, ne nous épargnerait pas l’amer bouillon.
Monsieur Cheng
Une belle médaille géorgienne aujourd’hui, la deuxième, vient récompenser ce groupe qui sème la terreur sur l’Europe depuis quatre ans. Deux médailles, le record d’Athènes, même si il manque l’or. Gvinisahvili et Okroashvili peuvent rendre cette réussite historique en en ajoutant une troisième, voire une quatrième. La Corée du Sud n’est pas dans ses marques de 2015, elle est timorée face à l’enjeu olympique, et pourtant la voici tout de même à trois médailles, dont deux finales. Yuri Alvear, après ses trois titres mondiaux, au courage car elle n’était pas au mieux cette fois, apporte la seconde médaille olympique à la Colombie en judo, après… elle-même en 2012. Un palmarès d’OVNI pour la petite Colombie. Enfin, la Chine est sur un podium olympique. Pas une surprise ? Si, elle est de taille car la Chine n’a jamais fait de médaille olympique chez les hommes – et Xunzhao Cheng en est un – et n’a récolté que trois podiums mondiaux dans toute son histoire, dont deux avec le géant Pan Song à l’époque de David Douillet. Monsieur Cheng est l’avant-garde d’une équipe masculine de plus en plus intéressante depuis qu’elle est entraînée par l’ancien patron du judo coréen, Chung Hoon, l’homme des deux médailles d’or de Londres. Comme quoi un travail bien mené, en Chine en Russie, en Mongolie… ou en France, fait progresser les athlètes. C’est une évidence, mais il faut parfois le rappeler.
On peut être triste pour cette équipe de France qu’on voyait à plus belle fête, et se réjouir que la fête soit belle tout de même, même si c’est en grande partie sans elle. Ce tournoi olympique 2016 reste un grand moment d’engagement humain et souvent de judo, une bataille de haut niveau d’expertise, comme prévu. Il reste deux jours. Profitons-en au maximum, profitons-en jusqu’à la fin.