Teddy Riner a-t-il trouvé des adversaires à sa mesure ?

KAZAN 2016, un podium poids lourd, un grand sourire et des mâchoires serrées / Emmanuel Charlot – L’Esprit du Judo

Après la journée d’hier, les petits groupes de passionnés autour de leurs bières ne parlaient que de ça. Teddy Riner avait-il rencontré une vraie adversité ? Avait-il été en difficulté ? Ou au contraire avait-il géré en en gardant sous la semelle des adversaires à sa main ? On parlait en particulier de sa demi-finale contre l’épatant petit Géorgien rond comme une barrique, mais fort comme un Géorgien, Levani Matiashvili, remarqué déjà lors de son tournoi de Paris 2016 (5e), avec son look de pilier gallois et son cœur de rocker, tatoué d’une fine croix. Personne ne semblait avoir vu le même combat, certains décrivant même un Teddy Riner impuissant et protégé par les arbitres et un Géorgien injustement pénalisé, tandis que les autres n’avaient vu qu’un adversaire truqueur et un Riner dans le contrôle. La vérité n’est sans doute pas entre les deux, mais un peu ailleurs et la réponse est sans doute oui. Oui quoi ? Oui, Teddy Riner a trouvé des adversaires, mais sa façon de les gérer montre aussi qu’il n’a guère perdu de marge sur la concurrence.

Levani Matiashvili ?

 Il sortait depuis 2014 dans l’ombre (épaisse) du leader des poids lourds géorgiens, Adam Okruashvili avant de le détrôner en interne au tournoi de Tbilissi en 2015. À 22 ans, il affiche une montée en puissance récente, mais très intéressante. Cinquième à Paris, il atteint la finale en Turquie quelques semaines plus tard et c’est là qu’il affiche pour la première fois l’ambition de lutter contre le roi Riner, n’abdiquant sur un uchi-mata formidable qu’à sept secondes de la fin. Le voici troisième du championnat d’Europe et à nouveau il a affronté le roi français, soulevant l’enthousiasme du public russe qui partage avec le monde entier le goût pour les outsiders crâneurs, qui n’ont pas peur du champion. Pour autant, a-t-il « poussé Riner dans ses derniers retranchements » comme on lit ici ou là ? La réponse est non. Mais il l’a gêné et même sans doute un peu agacé, ce qui se ressentait dans les interviews à chaud du leader mondial. Il l’a gêné en se battant tout du long pour l’empêcher de poser sa main droite, ce qui lui permettait de s’offrir quelques tentatives de seoi-nage, lui qui est bien loin en dessous du centre de gravité du colosse. Cette attitude poussée à la limite est déjà un événement dans le petit royaume des lourds pacifié par son despote depuis 2007, car ce combattant a 22 ans, il ose et il a tenu jusqu’au bout – malgré le geste final de Riner qui lui a permis d’aller chercher le ippon qu’il voulait.
Ce schéma porte aussi en lui ses limites, car malgré quelques tentatives, il n’a pas montré qu’il avait les moyens de prendre en défaut l’équilibre souverain du champion en se concentrant surtout sur la saisie de son adversaire. Il reste la bataille tactique qu’il pourrait tenter aux Jeux pour sortir vainqueur de la bataille des pénalités. Mais là encore ce sera très hypothétique, car Riner, qui a sans doute eu tort de s’auto-arbitrer et d’offrir une pénalité pour sortie de tapis, a sans doute raison aussi de suggérer que le jeu tactique du Géorgien n’a tenu que parce qu’il n’avait pas vraiment accéléré, ni profité de certains secteurs où il pourrait marquer des points, comme les sutemis et les enchaînements au sol. Quoi qu’il en soit, il se passe quelque chose en « Lourdistan » et c’est bien.

Les sode de Sasson

Levani Matiashvili, c’était peut-être le plus spectaculaire, mais à de nombreux points de vue, le plus intéressant était la rencontre en finale avec le poids lourd israélien Or Sasson, un garçon qui venait de propulser sur un sode parfait les 177 kg du Roumain Natea. Cet ancien -100 kg tourne désormais autour des 120 kilos et il avait a-priori le style technique pour être dangereux, même pour Teddy Riner. Leur dernière rencontre datait de 2014, juste au moment de sa montée. Depuis, l’Israélien a démontré qu’il tombait très peu, et il a placé son mouvement par en dessous au Japonais Shichinohe lui-même. Allait-il être capable de tourner le dos face à Riner ? Et comment allait réagir le champion à ses attaques ? La démonstration a été claire : oui Sasson a été capable de tourner le dos, mais à chaque fois Teddy Riner est resté droit comme un I pour casser les mouvements d’épaule adverses, manifestement peu en danger. Sur la dernière, il a simplement tiré vers le haut le bras pourtant solide de son adversaire pour lui placer un juji-gatame debout intimidant. Cette passe d’arme était riche d’enseignement et il faut le dire, Teddy Riner a passé l’examen haut la main.
Matiashvili et Sasson sont aujourd’hui des vrais rivaux, comme les Japonais Shichinohe hier, ou Kamikawa avant-hier, mais si le public est enthousiaste, eux, de leur côté ont aussi compris que la bataille allait être très rude pour faire mieux. Il faudra démontrer des prétentions de challenger sur la longueur, ce que personne n’est encore parvenu à faire.

KAZAN 2016, Teddy Riner observe ses adversaires / Emmanuel Charlot – L’Esprit du Judo

Audrey Tcheumeo s’applique

Ce n’était pas très spectaculaire, hormis un « astonishing » ippon sur l’Anglaise Gemma Gibbons qui l’avait battu récemment à Paris, mais c’était impressionnant. Audrey Tcheumeo avait sans doute trop entendu que sa concentration connaissait des failles et qu’elle ne savait pas tenir le combat et les consignes. Elle s’est appliquée pour le faire et ses malheureuses adversaires ont alors put mesurer ce qu’une Tcheumeo stricte sur les mains et constamment dans la pression sur le haut du corps, mais aussi dans le rythme, leur laisse comme espace d’expression : absolument aucun. Bien sûr la championne du monde 2011 ne s’est guère livrée. Mais voir en finale la Néerlandaise Guusje Steenhuis, tout de même troisième mondiale, incapable de tenir debout et sortie par les pénalités en trois minutes, c’est tout de même fort. Si ce championnat d’Europe, toujours difficile à gérer en année olympique, était pensé comme une étape vers le niveau au-dessus, c’est-à-dire le même niveau de maîtrise, mais aussi plus de finition comme le dit l’intéressée elle-même dans ses réactions de sorite de tapis, c’est une parfaite réussite. Audrey Tcheumeo est bien dans l’axe pour Rio. L’Américaine Kayla Harisson et la Brésilienne Mayra Aguiar sont prévenues.

Clerget, Iddir, Maret, trois constats

Pour la France, il restait à constater qu’Axel Clerget a du mal à gérer jusqu’au bout… mais qu’il s’est aussi hissé au niveau, en démontrant qu’il était capable de contrôler (jusqu’à sept secondes de la fin du combat), l’un des hommes les plus en formes du jour et futur troisième. On a vu aussi qu’Alexandre Iddir n’était pas très bien ce samedi… mais très lucide et efficace pour passer des tours difficiles, ce qui est une excellente nouvelle, malgré la blessure qui le prive probablement au moins du podium, peut-être d’une finale et qui, espérons-le, ne le gênera pas trop longtemps. La mauvaise nouvelle en revanche, c’est que Cyrille Maret n’était que l’ombre de lui-même à Kazan, peut-être grillé par un régime mal géré et des volumes d’entraînement en inadéquation avec le gain d’une médaille européenne – mais qui le préparent pour le seul objectif qui compte désormais, les Jeux olympiques. On ne peut que rester sur cette analyse et espérer qu’il lui reste tout de même au moins une belle cartouche dans son fusil. Il n’y aura plus d’autres occasions d’atteindre le cœur de la cible que le 11 août 2016 à la HSBC Arena de Rio. Car pour la suite, l’étoile montante des Korrel (22 ans) et autres Nikiforov (23 ans) poussera cette génération, celle des Maret (28 ans), des Krpalek (qui n’a que 25 ans, mais du mal à descendre au poids) et des Grol (31 ans) à la retraite, ou en poids lourd.

Pour Emilie Andeol (+78 kg), le constat est éprouvant. 

Si les autres leaders françaises ont profité de ce championnat pour se relancer, ce n’est pas son cas. Elle était sans doute mieux que quelques semaines plus tôt en Géorgie, mais pas suffisamment pour éviter un vol plané inhabituel face à la lourde Allemande Carolin Weiss, et surtout une défaite lourde d’enjeu face à la Turque Kayra Sayit, ex-Ketty Mathé et ex-titulaire de la catégorie en France, qui se positionne comme un obstacle difficile à bouger sur le chemin d’une médaille olympique. Une nouvelle donne dont il va falloir tenir compte. Depuis février, Emilie Andeol qui avait surmonté la déception d’Astana en faisant un bon début d’année sportive, ne gagne qu’un combat sur deux. Elle donne l’impression d’être épuisée mentalement et peut-être physiquement et d’avoir surtout besoin d’un vrai repos. Elle n’aura pas le temps et il va lui falloir trouver des ressources dans les couches profondes… mais elle est courageuse et en est sans doute capable.

La France termine à cinq médailles d’or pour sept médailles en tout, ce qui est impressionnant d’autant qu’elle avait laissé des blessés qui comptent à la maison, Loic Pietri et Clarisse Agbegnenou. Un résultat qui faut relativiser aussi avec l’absence des huit médaillés russes de l’année dernière, notamment les quatre finalistes, dont trois victorieux, qui avait permis à la grande nation de l’Est de finir première en 2015, mais aussi de quatre médaillés allemands de 2015, des meilleurs Ukrainiens, de la Portugaise Monteiro… Néanmoins depuis quelques années, l’Europe est globalement contrôlée par trois pays, la Russie, venue cette fois avec une équipe B (voire C), la Géorgie, qui termine largement première nation chez les masculins (six médailles, deux d’argent et deux d’or), et la France, suivis de près par les Pays-Bas. Un statut validé à Kazan, qu’il faudra défendre à Rio.