Champion d’Europe, médaillé mondial, médaillé olympique aux JO de Londres, le technicien de Grand-Quevilly partage désormais son temps entre Los Angeles, des projets numériques, le surf, les stages qu’il anime en France comme à l’étranger avec le goût des autres et celui du voyage. Prestigieux benjamin de l’équipe, il rejoint la team L’Esprit du Judo pour livrer ses analyses… la langue de bois ? Ce n’est pas son genre.

À la rédaction, ils m’ont demandé de m’interroger sur cette question : le ippon est-il en danger ? L’équipe m’a aussi permis de voir le sondage auquel vous avez été nombreux à répondre, et notamment les questions complémentaires autour d’un judo plus ou moins lisible, d’une perte potentielle d’une partie de notre patrimoine technique, de « est-ce qu’on fait moins tomber qu’avant ? » … J’ai trouvé cela évidemment légitime et passionnant, et c’est intéressant de voir que nous ne privilégions pas tous la même chose.

Moi, ce que j’aimerais d’abord poser autour de cette idée, c’est ce qui a prévalu aux changements de règles depuis près de quinze ans : le judo s’est donné la mission d’évoluer, au prétexte d’une meilleure compréhension de la discipline pour le grand public. Or, c’est une erreur, et manifestement un échec : le judo reste complexe à pratiquer et à comprendre, et ceux qui ne pratiquent pas ne seront jamais des téléspectateurs assidus, au-delà de la finale olympique de Teddy ou de celle de Clarisse par exemple. Le judo, il faut en comprendre les subtilités, les logiques : on s’accroche, on se pousse, on se tire… ce n’est pas une Formule 1 qui tourne autour d’un circuit, ni un ballon qui rentre dans un but, où les enjeux sautent aux yeux. Les gens qui ne connaissent pas le judo ont le droit de venir avec nous passer un moment agréable… mais on ne doit pas faire les règles pour eux ! Cela n’empêche pas d’essayer d’en faire un joli « produit » télévisuel, évidemment, mais l’objectif que s’est donné la FIJ pour l’ensemble du judo mondial, y compris celui des clubs, est tout de même étrange quand on le regarde pour ce qu’il est. Et cela ressemble à un combat perdu d’avance, qui a eu pour effet d’accumuler à chaque fois un peu plus – moins ça marche, plus on change – les mesures perturbantes pour notre sport.

Vous êtes nombreux à mettre en avant la dimension des changements de règle. J’avoue, je ne suis pas sûr de ça. Le temps de combat de quatre minutes ? Je ne suis pas contre. Il pousse à s’engager plus, plus vite, et c’est aussi, de mon point de vue, un bon signe du judo dans l’égalité homme-femme. Rappelons qu’au départ, les combats étaient de cinq minutes pour tous, puis de quatre minutes pour les femmes, avant que la FIJ, qui avait créé elle-même le déséquilibre initial, ne ramène aussi celui des hommes à quatre minutes.

 La fin du koka et du yuko ? Ce fut une révolution et il a fallu gérer. Mais j’aime finalement assez l’idée actuelle de garder un super waza-ari et le ippon. Qui, par le passé, n’a pas eu la frustration d’un gros yuko marqué à son adversaire, avant de prendre un waza-ari moyen, et que le résultat final se fasse là-dessus ? Cette situation peut aussi exister en 2021, avec un waza-ari dont on aurait le sentiment qu’il aurait pu être compté ippon, face à un waza-ari « kinza », mais j’ai tendance à penser, en continuant à regarder les combats internationaux, et encore le Grand Chelem de Tashkent tout récemment, que s’il peut toujours y avoir des erreurs d’arbitrage ou des appréciations différentes, l’équilibre est assez clair finalement car, désormais, avec ce waza-ari, tout est à égalité. Pour ceux qui s’engagent, tout cela ne change rien.

Le danger auquel le ippon peut être confronté, je le vois davantage dans la perte technique. Ce que l’on a perdu, en effet, et c’est le plus grave selon moi, c’est une partie de notre richesse de patrimoine. La suppression des attaques dans les jambes – même si elles demandaient sans doute à être régulées – nous prive de pions formidables, et d’oppositions de style qui ont fait les grands combats du passé ! Vous avez peut-être en tête, ou pas si vous n’avez pas l’âge, les fabuleux kata-guruma de Meheddi Khaldoun, au tournoi de Paris 2006. C’était incroyablement beau, efficace, valorisant pour le judo et compréhensible du grand public.

Et finalement, à quoi nous renvoie leur judo, les pions splendides que met aujourd’hui un Vieru – un judo que j’adore, avec des enchaînements dingues ? À l’essentiel ! À l’exigence technique du judo, à notre responsabilité en tant que combattant de haut niveau, mais aussi combattant de club et, évidemment, à notre rôle en tant que professeur. Le ippon, c’est la maîtrise du gake, c’est là que se joue la lisibilité du ippon. Mon expérience, c’est que rien ne vaut un travail précis en nage-komi pour parvenir à la précision du geste, celle que le corps et l’esprit déclenchent ensuite naturellement en compétition, sur la mémoire du geste qui a été peaufiné des milliers de fois. Pas en faisant simplement chuter, mais en faisant chuter cent fois au même endroit, avec le même impact.

Le ippon, c’est aussi un « set up » comme on le dit aux États-Unis, une mise en place de l’action : mettre ippon, faire lever le bras de l’arbitre et, dans le même temps, celui des spectateurs – quand il y en aura à nouveau dans les tribunes – c’est ça, créer le ippon. Un pion magistral, c’est aussi celui qui existe dans les yeux des autres, du public. Darcel Yandzi, à travers ses nombreuses démonstrations, le prouve à chaque fois, élevant le judo et le ippon au rang d’art. Reste qu’une technique n’est jamais seule. C’est ce que j’ai appris, c’est ce que j’enseigne moi-même. Dans mon dojo, à Los Angeles, j’ai des débutants de vingt-quatre, trente et même cinquante ans parmi mes élèves et, si je me dois d’être ludique avec eux, je leur explique toujours que c’est la préparation qui compte, qui ouvre les opportunités. Le judo est complexe, difficile, oui, mais c’est ce qui en fait un art aussi. O-soto-gari, c’est apprendre aussi sasae qui se combine très bien. Quand j’étais en équipe de France, Patrick Rosso m’avait appris à faire tai-otoshi sur la première jambe pour amener le partenaire en déséquilibre vers l’avant et placer mon yoko-tomoe-nage. Des clubs travaillent dans cette logique, bien sûr, mais combien ? Et combien en ont les moyens ? C’est là que nous devons être ambitieux pour le ippon et pour le judo, ce qui passe aussi par une formation des professeurs davantage orientée vers cette expertise. Le judo est populaire, tant mieux, mais c’est surtout, même si cela peut paraître paradoxal, parce qu’il est exigeant.

Enfin, le ippon, c’est une histoire de confiance. J’entends encore trop souvent : « si j’attaque, je vais me faire contrer ». Il faut inverser le paradigme, changer notre représentation mentale du combat. Avec un travail en amont, donc de la précision, le geste maîtrisé, aller chercher le ippon le plus clean et le plus lisible possible doit être l’objectif. C’est vrai, nous ne sommes pas tous des Grigalashvili, Gahié, Orujov, Pietri, Polling, Lipartelini, Flicker, Kelmendi, Safarov, Gviniashvili… et on peut aussi gagner tactiquement un combat – c’est aussi ça la science du judo – mais ce qu’ils démontrent, c’est qu’il faut tou-jours élever le niveau et chercher à être définitif. Le judo permet le ippon, y compris en ne-waza. Au-delà de la compétence, c’est un état d’esprit. Et l’état d’esprit, cela ne passe pas par les règles.