Par Emmanuel Charlot

L’organisation de Tokyo 2020 a fait en sorte, peut-être sans le vouloir, de dissuader les journalistes indépendants de venir à Tokyo. La hantise sanitaire a accouché en effet d’une telle montagne administrativo-technique qu’il fallait, ces derniers mois, un responsable à mi-temps pour faire face aux demandes nombreuses, fréquentes, contradictoires et très contraignantes du « desk » sanitaire au Japon. Lors de notre périple ce lundi 19 juillet, nous avons bien mesuré où se faisait la différence : nous étions sur le vol du matin via Helsinki avec une partie de la team AFP, cent-quarante personnes à Tokyo pendant presque un mois, un groupe si puissant qu’il a son propre étage au centre média olympique. Leur équipe administrative est sur place depuis longtemps, négociant en direct avec les Japonais. Dans le même esprit, RMC, apprenant que le centre hôtelier que le groupe avait choisi n’était pas dans la liste officielle des hôtels assermentés JO – une nouvelle contrainte tombée quelques semaines avant les Jeux alors que tout le monde avait évidemment déjà pris ses dispositions — a appelé le Japon pour mettre son propre hôtel sur la liste officielle. Avec succès.
Rien de tel pour les autres. Quant à nous, pour l’hôtel nous avons changé précipitamment pour trois fois plus cher et trois fois moins bien – mais sur la liste. Quant aux demandes du Japon, nous les avons gérées avec nos moyens. Notre secrétariat s’est épuisé à nous faire des roadbook modifiés tous les jours, en passant ses journées à tenir compte des trois derniers e-mails en anglais tombés dans les dernières heures, s’efforçant de bâtir nôtre « activity plan » à faire valider par le CNO japonais et le gouvernement japonais, une projection quasiment heure par heure de nos deux semaines olympiques. Merci Isabelle ! Un effort qui a un coût, et qu’une petite structure n’aurait pas dû se permettre, mais quand on aime, n’est-ce pas ?

Infection Control System ne répond plus

Dernière ligne droite. Il fallut activer ICON – infection Contrôle Tokyo 2020 — un logiciel de suivi quasiment heure par heure de notre état de santé, avec une entrée individuelle et une entrée obligatoire en tant que manager de team. Un cauchemar numérique persistant à ne pas vouloir fonctionner, à se bloquer à la moindre anicroche. Pas de problème, il suffit d’appeler le Japon pour débloquer tout ça ! Bien sûr aux heures ouvrables, entre 2h et 11h du matin dans le fuseau horaire d’Ivry sur Seine.
Les choses sont sérieuses : ICON validé sous ses deux formes permet la prise en compte de notre fameux « plan d’activité », lequel une fois vérifié et validé au Japon, va nous ouvrir la possibilité d’activer une appli joliment nommé « Ocha » (thé vert). Il est crucial qu’elle soit validée avant le départ car elle est déclarée « indispensable » pour débarquer… et pour activer sur place une autre appli, « Cocoa » (chocolat) sur laquelle nous devrons nous rendre tous les jours pour dire si nous nous maintenons en bonne santé et qu’elle est notre température matinale.
Passons rapidement sur la demande de deux tests négatifs dans les 72h traduits en anglais, faits dans des labos spécifiques ne répondant pas tout de suite au téléphone, et surtout avec une fiche spéciale du ministère japonais à faire remplir. Une petite aventure en soi, déjà ! Passons sur le questionnaire du ministères des affaires étrangères avec QR code indispensable pour l’embarquement et superbement ignoré au Japon, et presque impossible à imprimer, information confidentielle découverte grâce aux journalistes partis avant les autres. Merci Morgan.

Bref, il a fallu bien de la passion et de la motivation pour ne pas se dire « ce sera pour la prochaine fois ». Pas de pitié en tout cas pour les trop vieux un peu réfractaires à la haute technologie numérique, les non-anglicistes, les mobiles aux batteries faiblardes. Surtout ne pas tomber en rade au milieu du process !

Thé vert et chocolat

Veille de départ. Cela fait déjà deux nuits qu’avec Antoine, mon collègue plus jeune et plus réactif sur le champ de bataille numérique – merci Antoine — nous tentons de résoudre les énigmes des messages d’erreur et des blocages pour trop grand nombre de tentatives. Vous ai-je parlé de « salesforce », l’appli qui permet d’authentifier à chaque fois que c’est bien vous qui faites ce que vous faites ? Non ? Tant pis.

L’avion est à 10h50, mais la compagnie aérienne nous prévient de venir très tôt, craignant des perturbations à Roissy. De toutes façons nous avons encore mille papiers à imprimer et à checker, et si ça ne se passe pas bien du côté d’ICON, il faudra appeler le Japon. La nuit blanche est décrétée.
Aéroport de Roissy, 2B, 6h45. Finalement rien de particulier, mais le blocage est à chercher du côté de l’enregistrement. Habituellement ouvert deux heures à l’avance, il a commencé une heure plus tôt, mais le contrôle est très long, très lent. Les plus faiblement préparés tombent d’entrée. Notre dossier est en béton, mais l’inquiétude est du côté de l’acceptation de notre « activity plan ». À deux heures de l’envol, il n’est toujours pas validé. Enregistrement fait, contrôle de sécurité, encore plus draconien que d’habitude. Encore du temps perdu, et la désagréable impression, en remettant nos objectifs manipulés, ordis et autres boîtiers à leur place, que la sécurité anti-terroriste ne fait pas bon ménage avec la sécurité sanitaire. Un coup de pschit hydroalcoolique sur les mains et ça repart.
« Activity plan » validé ! On peut lancer « Ocha » en s’appuyant sur le wifi de l’aéroport. Mais nous sommes appelés à l’embarquement. Fébrilement, en tâchant d’aller le plus vite possible sans erreur, nous cochons toutes les demandes, remplissons toutes les cases. Heureusement nous sommes rodés. Même l’adresse de l’hôtel à Higashiikebukuro (Tokyo, Toshima-Ward, Toshima-ku), nous la connaissons par coeur. C’est dans le couloir menant à l’appareil que nous pouvons triomphalement appuyer sur le dernier bouton « confirmation ». À ce moment-là, nous sommes les rois du monde numérique !

Membres de la Ocha team

C’était le bon choix. Après un vol sans histoire, mais où se sont accumulés les nouveaux papiers à remplir, essentiels pour notre entrée au Japon, nous débarquons en deux groupes : les Ocha et les non-Ocha. La veille, un journaliste de Libé a mis neuf heures pour sortir de l’aéroport. Il en a fait un papier. Je le soupçonne d’avoir été un non-Ocha.
Antoine et moi, nous sommes prêts, affûtés, dossier en main, bien rangé dans sa chemise cartonnée. On nous remet notre feuille « Ocha », un A4 entièrement jaune que nous devons brandir à chaque contrôle.
Des myriades de jeunes gens en uniforme nous font signe de loin, nous indiquant à la façon formelle, un peu raide des Japonais, vers quelle table nous devons nous tourner, dans quel couloir nous avons obtenu le droit d’aller.

Tout se passe bien pour nous. Le travail en amont a payé ! cinq, six fois, nous allons montrer nos QR-code les plus précieux, sortir à peu près les mêmes feuilles, celles que nous avons imprimées nous-mêmes, celles qu’on a rempli dans l’avion devant tous ces jeunes gens polis et doux. Il nous reste le test salivaire, exécuté de façon sûr, chacun dans son box. Nous avons le temps de progresser encore puisque nous allons devoir en fournir un par jour dans les jours qui viennent.

Contrôle douanier final qui n’en finit pas. Deux fois on nous prend nos empreintes, on nous photographie. Avec la conscience professionnelle caractéristique du pays, l’inspecteur du guichet, le dernier « boss », redouble d’attention, scrutant notamment la dizaine de visa pour le Japon déjà présent sur mon passeport. Pourquoi ? On ne lui demandera pas. Là-bas dehors, ça sent le Japon, la chaleur humide. Nous y sommes.
Nous sommes sortis de l’aéroport en moins de trois heures, le minimum incompressible. Belle performance. On nous emmène à pas pressés vers le bus navette déjà plein de journalistes européens. Il fait beau et très chaud. À la télévision de l’hôtel, je vais découvrir que les émissions d’après-midi ne parlent que de ça. Nous allons dépasser les 36° brûlants et moites. La navette nous amène à un hub de taxi organisé dans un grand espace désert, taxis qu’il faudra prendre un par un, même si nous allons au même endroit. Par la vitre on voit la rue tokyoïte. Les masques sont de sortie, mais elle y est habituée. On ne sent pas de stress.

Konbini mon ami

On a faim ! L’hôtel nous dit en substance, « débrouillez-vous »… et nous indique la direction du magasin le plus proche. On nous annonce que nous avons le droit de sortir un quart d’heure pour aller faire des emplettes. Franchement, tout ça pour finalement nous permettre de sortir, est-ce bien raisonnable ?
Le « konbini » (les petites supérettes japonaises ouvertes jour et nuit)  FamilyMart juste en face, où on peut acheter des plats pré-cuisinés – Udon et riz avec du porc ou des crevettes — et prendre de l’argent à la tirette va devenir nôtre nouvel ami. Nous mettons exactement dix-huit minutes. Déjà une entorse à la stricte observance.
Enfin un peu de repos ! La sieste va se prolonger, sous l’onde fraîche de l’air conditionné de nos chambres minuscules. Au réveil, il y aura trois messages d’urgence dans nos e-mails, nous n’avons toujours pas donné notre situation sanitaire sur Cocoa ! À part la fatigue lourde, tout va bien. Il nous faut aussi commander en urgence nos fioles à salive, pour les jours qui viennent.

Il y a un eu cluster dans l’hôtel des Brésiliens. Renseignements pris, l’équipe japonaise de la responsable d’équipe Yuko Nakano n’est pas touché et s’entraîne normalement. À la télé, après un reportage météo et un long spot anti-covid, voici le golden star Hifumi Abe sur l’écran. On revoit des extraits de son combat contre Joshiro Maruyama. On nous présente toute l’équipe. Shohei Ono est intimidant.
Bientôt, bientôt, nous allons pouvoir parler judo. L’Esprit du Judo est à Tokyo.