Portrait du premier judoka suisse médaillé olympique

Ils sont trois, seulement, à avoir remporté une médaille olympique pour la Suisse depuis 1964… Cette année-là Eric Haenni, aujourd’hui 9e dan, devenait le premier d’entre eux, se hissant en finale des -68kg, à Tokyo. Un champion discret né dans le Jura suisse aujourd’hui âgé de 76 ans à l’œil toujours vif et au verbe haut qui revient sur son parcours singulier avec beaucoup de pudeur sur un pan d’histoire un peu oublié.


Propos recueillis par Olivier Remy (Suivez moi sur Twitter @OlivierRemy)

Tout a commencé sur uchi-mata

« Je suis sorti de l’école à 15 ans en tant qu’outilleur (mécanicien), je venais de Suisse allemande et je ne connaissais pas le français, et on m’embêtait pas mal pour ça. J’étais maigre comme un clou, mais je me battais et je frappais aussi fort que je pouvais. Et puis, le meilleur apprenti de l’année précédente, m’a emmené au judo. Nous sommes en 1954, j’ai 16 ans. C’est cette main qui a changé ma vie, moi qui avait été ballotté d’un oncle à une tante, sans père et en voyant peu ma mère. Je n’ai pas reçu d’amour de mes parents, mais je l’ai trouvé au judo. Oui, le judo m’a élevé, et je ne sais pas où je serais si ce gars ne m’avait pas amené au dojo…(..) J’habitais un grenier au-dessus d’une boulangerie et je n’avais pas d’argent pour acheter un kimono. À cette époque là, on devait changer le kimono selon qui faisait le Uke pour les uchi-komi ! Ça a duré plus d’un an comme ça, avant qu’une dame d’un autre club ne m’offre celui de son fils devenu trop petit. Mais elle l’avait lavé un peu trop chaud et il avait bruni… Ce qui me vaut une disqualification à mon premier combat lors d’une compétition à Neufchâtel. Je m’explique, l’arbitre ne veut rien entendre. J’étais tellement en colère que j’ai pris une ceinture bleue –j’étais alors ceinture verte-, et que je l’ai plantée sur uchi-mata, 10e de hanche comme on disait alors. Cela faisait deux ans que je le travaillais, il passait pour la première fois. C’est là que tout a commencé. »

© Robert Danis – Judopassion.ch – Eric Haenni, ici au centre.

Le judo dans un livre

« J’allais m’entraîner à Belfort chez Shozo Awazu et, le dimanche, je partais en vélo de Delémont à Mulhouse, 30km. On s’entraînait là avec Maurice Gruel, son bâton… À l’époque, le tarif, c’était quatre heures d’entraînement, il n’y avait pas moins ! Mais j’avais appris à m’entraîner et ça ne me faisait pas peur. C’était grâce à mon professeur. Il était ceinture bleue, il avait acheté un bouquin qu’il étudiait la veille de chaque cours. Il se mettait là, au milieu du tatami, son livre dans les mains. Il tournait les pages et disait « Faites comme ça ». Il avait appris le judo sur un bouquin ! Il y avait quelque chose dans ce dojo. Et j’avais tellement de rage en moi ! Je me vois encore revenir chez moi avec mon vélo, pleurer comme un gamin de 10 ans en répétant « Un beau jour, je vous planterai tous, toute l’équipe ! »

On ira à Tokyo… ou pas !

« Je remporte le championnat de Suisse en 1959. L’année suivante, on apprend la décision d’attribuer les JO de 1964 à Tokyo. Tout le monde en rêvait. J’étais parmi ceux qui tournaient bien avec deux trois autres. On a décidé qu’on irait à Tokyo et pour ça, de s’entraîner désormais tous les jours. Parfois, on n’avait pas de partenaires. Alors j’allais courir, j’allais faire des anneaux. Jusque-là pourtant, je n’avais jamais rêvé d’aller m’entraîner au Japon. Je préférais la France, la Hollande, l’Allemagne parce que c’est le judo européen qui me plaisait. Peut-être aussi parce que pas un de ceux que j’avais vus revenir du Japon n’avait ensuite gagné un titre. Et moi, ce qui m’importait, c’était de gagner.

J’ai remporté la médaille de bronze aux championnats d’Europe de Berlin en 1964, l’événement qualificatif pour les Jeux olympiques. J’ai donc reçu une lettre de la fédération m’avisant que j’étais sélectionné pour les Jeux olympiques. Je devais partir quatre semaines à Tokyo pour les JO… Quatre semaines loin de la maison, de ma femme et de mon petit garçon, un patron qui ne pouvait pas me payer mon mois de salaire. J’ai alors dit à un journaliste que je n’irai pas, que je n’en n’avais pas les moyens. Tout le monde était consterné. Mais le journaliste a lancé l’idée d’une quête dans son journal. Tous les restaurants et tous les magasins du Jura se sont retrouvés avec une tirelire à côté de leur caisse et on a récolté 5000 francs. À l’époque, l’équivalent de trois mois de salaire. Alors je suis parti pour Tokyo. »

Geesink , mon protecteur

« Je suis arrivé au village olympique. On avait une Jeep et un chauffeur à disposition. On m’a emmené au Kodokan. Cinq Japonais m’attendaient là, prêts à me descendre (sic). J’y suis allé deux fois seulement. J’ai alors demandé aux Français si je pouvais m’entraîner avec eux, mais ils avaient André Bourreau en léger et ils ont refusé. Les Allemands n’étaient pas chauds non plus, alors je suis allé frapper à la porte des Néerlandais. Je connaissais Anton Geesink pour être allé m’entraîner aux Pays-Bas. Il m’a accueilli les bras ouverts à la seule condition qu’il puisse aussi profiter de mon chauffeur et de ma Jeep. On s’est entraîné tous les jours dans un dojo jusqu’au jour de la compétition. 80% de ces dojos n’avaient jamais vu un Européen, mais quand Anton arrivait, ils savaient… Anton s’occupait de moi. Il me disait quand aller m’asseoir, quand reprendre… Le jour J, je n’avais pas de coach, alors c’est Anton lui-même qui m’a donné les consignes, depuis les premiers rangs des spectateurs car, n’étant pas Suisse, il ne pouvait pas venir près du tapis. Et ça a bien marché… »

L’argent, cela m’a suffi

« Je n’ai pas compris ce que j’avais fait sur le coup. Je suis monté sur le tapis avec l’idée qu’il fallait gagner. Peu importait la manière. J’y allais comme on va à la guerre. J’ai pris un Panaméen au premier tour. Il faisait quelques centimètres de moins que moi. Je lui ai mis… uchi-mata et il a fait deux tours avant de retomber. J’avais cette hargne en moi. Puis un Italien, qui a abandonné au bout de trois minutes et l’Autrichien Wiesner, deux Européens que je connaissais, le dernier ayant lui aussi fait une médaille aux championnats d’Europe. À lui aussi, j’ai mis mon uchi-mata. Puis est venu l’un des deux Russes, Bogolyubov (deux fois champion d’Europe, NDLR). Je savais qu’il était extrêmement fort au sol, mais moi aussi… (rires) Il m’a mis en danger sur son juji et j’ai compris que j’aurais du mal en ne-waza ce jour-là. J’ai gagné par décision de l’arbitre. J’étais en finale, face au Japonais Nakatani. Je ne savais rien de lui, je ne l’avais même pas vu sur les tours précédents. Je vous le dis, cette finale, je ne m’en souviens pas. Je suis monté sur le tapis, j’ai tenu deux minutes et demie… c’est tout ce qui me reste. Plus tard, nous nous sommes recroisés alors que nous étions arbitres internationaux tous les deux. Et j’ai eu encore moins de regrets d’avoir perdu cette finale. L’argent ou l‘or pour moi, c’est pareil. Lui, une défaite aurait gâché sa vie. Ayant connu l’homme après, j’aurais été triste pour lui. D’ailleurs, sur le coup, je n’ai tellement pas réalisé que je suis allé me coucher le soir et que je n’ai pas voulu qu’on me réveille. Oui, le judo m’a rendu heureux. J’ai encore eu cette rage en moi pendant quelques années, jusqu’à ce que j’arrête la compétition en 1973, mais aujourd’hui, je ne m’énerve plus, je suis apaisé. La médaille olympique, c’est pour l’éternité. »