Retour sur une histoire de projections
Dimanche 24 janvier 2016, l’Institut Lumière de Lyon présentait La légende du grand judo (Sugata Sanshiro en japonais), le premier film d’Akira Kurosawa (1910 – 1998). Retour sur une histoire de projections.
Animée par Thierry Frémaux, directeur de ce berceau mondial de la cinéphilie et délégué général du Festival de Cannes depuis 2001, la séance fut commentée par le champion du monde et olympique Thierry Rey, sous les yeux de quelques-uns des hauts gradés de la région : le 8e dan Michel Charrier, les 7e dan René Nazaret, Guy Delvingt, Pierre Blanc ou Bernard Girerd… Projeté en double poste à partir d’une bobine « qui a la rareté d’un parchemin », le film met aux prises Jigoro Kano – Shogoro Yano dans le film – et Shiro Saigo, son disciple le plus fameux (renommé Sugata Sanshiro chez Kurosawa). « Sugata Sanshiro raconte comment un jeune homme, arrogant et sauvage, en vient à accepter dans une certaine douleur les préceptes d’un tuteur, qui lui enseigne la beauté du dépassement de soi, écrit Thierry Frémaux en page 56 du n°8 de la revue Desports, actuellement en kiosques. Le film illustre d’ailleurs l’une des bases essentielles du judo : ‘Je t’apprendrai à être plus fort pour qu’un jour tu puisses enfin me battre.’ »
Dans L’Esprit du judo n°37 paru au printemps 2012, Thierry Frémaux nous avait confié sa relation de cinéphile-judoka – il est 4e dan et fut vice-champion de France universitaire – avec cette œuvre fondatrice du parcours du futur auteur des Sept Samouraïs, Rashōmon ou Ran… Magneto.
Comment La légende du grand judo est-elle arrivée en France ?
Ce n’est pas banal. D’abord il y a le contexte de son origine. Il s’agit du premier film d’Akira Kurosawa et il a été réalisé en 1943. Donc en pleine guerre mondiale, où le Japon était engagé aux côtés de l’Allemagne nazie. Le film n’est sorti qu’au Japon, et encore à peine, et après de grandes difficultés. Puis il fut totalement oublié. En France et dans le monde, il n’est officiellement sorti en salles de cinéma qu’à la fin des années quatre-vingt-dix. C’était grâce à un homme, Jean-Pierre Jackson, qui l’a ensuite sorti en vidéo et montré sur Arte. Il a donc connu un purgatoire de quasi soixante ans.
Quel a été son impact sur le judo français ?
Le film est longtemps resté inconnu. Personne ne l’avait vu. Pour ceux que ça intéressait, on connaissait vaguement l’existence de cette œuvre. Puis je l’ai montré à Lyon grâce à la complicité de Jean-Pierre Jackson, qui avait récupéré du matériel afin d’en tirer une belle copie. Je me souviens que lorsque nous l’avions montré en avant-première à l’Institut Lumière, tout le monde le découvrait. Je suis judoka et cinéphile, et je n’aurai voulu que personne d’autre ne le découvre ! Comme directeur de l’Institut Lumière, j’avais invité toute la Ligue du Lyonnais et nous avons vu le film tous ensemble. L’impact fut fort. Extrêmement fort.
Dans quelles conditions ce film a-t-il été tourné ?
On dit que c’est Ozu, l’un des plus grands cinéastes de l’histoire, qui aurait intercédé en faveur de son cadet Kurosawa, lequel avait commencé par une carrière d’assistant. Au tournage, le film avait déjà dû endurer la surveillance de la censure qui ne le jugeait pas assez « japonais ». Il faut dire que, stylistiquement, Kurosawa était influencé par John Ford et Jean Renoir ! Pendant le tournage, il est jeune, à peine 32 ans. Il faut dire aussi que Kurosawa va devenir un cinéaste tellement important qu’on s’intéresse surtout aujourd’hui à ses grands chefs d’oeuvres estampillés : Rashōmon, Les Sept Samouraïs, Barberousse, etc. Il va mener une grande carrière internationale sans jamais regarder en arrière. Aujourd’hui je défie tout judoka de ne pas tomber amoureux du film ! Le grand regret, c’est que cette oeuvre fut amputée d’un quart d’heure par la censure, et que ces éléments-là sont parait-il définitivement perdus.
Qu’en as-tu pensé ?
Honnêtement au début, nous voulions juste voir ce film, qui n’était qu’une ligne de plus dans la filmographie d’un des maîtres du cinéma mondial. On n’imaginait pas tomber sur une belle pièce de cinéma. Or, c’est tout le contraire. C’est une oeuvre magnifique, touchante et, surtout pour nous judokas, crédible. C’est le portrait à peine romancé de Shiro Saigo, l’homme qui a inventé yama-arashi, la « tempête sur la montagne » ! Il s’appelle Sugata Sanshiro dans le film. Le film possède une séquence centrale autour du rapport de maître à élève, de l’esprit de sacrifice et de discipline qui n’a absolument pas vieilli. Il est évident que Kurosawa avait le cinéma dans le sang. Et s’il va être connu des années plus tard avec Les Sept Samouraïs, son talent éclate à chaque plan de La légende du grand judo, un titre à la fois grandiloquent et formidable.
Le film a-t-il bien vieilli selon toi ?
Ça reste à mes yeux un pur film de Kurosawa dont on retrouve les grandes dimensions de l’oeuvre : le sens de l’Histoire des hommes qui se mêle à la description de destins individuels, la mise en scène épurée mais efficace, une extraordinaire photographie d’une époque… Si on veut aller plus loin, on peut presque dire que le film, s’il évoque les années quatre-vingt du XIXe siècle, au moment où Kano lance le judo, est aussi une évocation de 1943 et de cette âme japonaise tourmentée par la guerre et les années de privation. Pour un cinéphile, c’est un plaisir unique de découvrir un film et de le redonner au public. Rien n’aurait été possible sans Jean-Pierre Jackson et sa société Alive. Mais alors pour un judoka, c’était le nirvana de découvrir ça. Je reste très fier de ces belles séances organisées à Lyon avec la Ligue. Depuis, une copie du film a rejoint les collections et les archives de l’Institut Lumière.
Propos recueillis par Anthony Diao