Je ne veux pas oublier une seule seconde de ce dernier jour de compétition.

5h15, quand je suis partie dans Paris encore endormie, les yeux pas tout à fait ouverts et le cœur serré de savoir que c’est le dernier jour que j’allais passer dans cet autre espace-temps.

6h, quand je découvre que les équipes de bénévoles ont changé et que je suis donc avec mon trio préféré pour la matinée. Alors que la salle d’échauffement est encore déserte, nous sommes déjà en train de faire des pronostics sur cette journée si particulière où celui qui combat au centre le fait pour et avec son équipe au bord du tatami. Il ne représente plus la France, il est la France.

9h35, quand toute l’Arena se lève en liesse pour accueillir, encore et encore, les Français et que je sais que c’est l’une des toutes dernières fois que je vis ça. Je m’aperçois que les visages de ces judokas en blanc se mêlent avec ceux, en arrière-plan, du public. En fait, l’équipe de France, c’est l’Arena tout entière. La France, ce sont ces milliers de personnes réunies aujourd’hui et parmi elles, six qui combattent avec et pour elle.9h55, quand je vois Maxime Ngayap Hambou marquer ce fameux quatrième point, synonyme de victoire, alors qu’il était dominé waza-ari et que je hurle en levant les bras au ciel, oubliant complètement que mon uniforme de volontaire ne se porte qu’avec discrétion et sobriété. Je vois, juste devant moi, deux médecins à chasuble orange sauter en l’air. Quelques mètres à gauche, deux costumes-cravates se serrent dans les bras comme s’ils venaient de gagner une finale. Les protocoles s’envolent, les coeurs s’expriment à l’unissons. Et ce n’était que les quarts de finale…

13h45, quand tant de combats se prolongent au golden score et tant d’équipes doivent disputer un septième combat pour les départager que je comprends, avec excitation, que ces phases éliminatoires vont finir avec une heure de retard : j’ai l’illusion que le temps se rallonge juste parce que cette matinée ne finit pas. Je peux encore servir des cafés, apprendre quelques mots de japonais et récolter des pin’s.

14h30, quand je rejoins les volontaires logistiques pour aider au changement de tatami parce que les frontières entre secteurs se sont effacées : nous ne sommes plus qu’une seule et même équipe. Je gagne un trajet assez cocasse portée sur le chariot de tatamis, on prend les dizaines de photos que l’on n’a pas prises durant la semaine et on s’échange les 06 en feignant de croire à l’idée que oui, on gardera contact évidemment.

16h, quand, dans les gradins et en t-shirt blanc comme tout le monde, je me retrouve juste à côté de Fuji Télévision, ce média japonais que j’avais rencontré quelques jours plus tôt dans le métro et que nous échangeons sur le judo, sa culture, l’amitié entre la France et le Japon et cette finale que nous voulions tous, celle que je n’avais même pas pensé imaginer autrement pour être honnête.

16h55, quand l’équipe du Japon, parfaitement alignée en judogi traditionnel blanc, salue « les Bleus », déjà prêts à en découdre pour honorer cette équipe de milliers de Français qui est là, juste au bord des tatamis. Je suis comme une enfant qui va au spectacle pour la première fois et qui n’en perdra pas une miette : je sais que de superbes combats s’annoncent et, comme on se le dit avec mes voisins Japonais, que les meilleurs gagnent, que le judo gagne !

17h20, quand Hifumi Abe entre sur le tatami à 3-1 pour le Japon et que nous pensons tous qu’il va marquer ce quatrième point du titre olympique. J’ai juste envie de voir à quel point Gaba, l’une des deux révélations de ces JO, va être transcendé par ce défi. Je suis absorbée par chacune de ces huit minutes de combat où il est difficile de respirer tant chaque action, de part et d’autre, est engagée, rapide et met en danger. Peu importe le résultat, c’est le judo que j’aime voir, ce spectacle splendide de deux combattants qui jouent ensemble.

19h25, quand juste après la victoire de la France, je me dépêche de retourner en salle d’échauffement pour récupérer le t-shirt de l’équipe de Japon promis par l’entraîneur et que je m’arrête net, surprise par Hifumi Abe qui sanglote juste là, inconsolable, le visage déformé comme si toute sa vie venait de s’écrouler. Sa sœur Uta lui tapote le dos… Inoue vient le prendre par les épaules et lui chuchote je ne sais quoi. Derrière, Saito aussi pleure. Ce gros bonhomme a le visage d’un enfant que l’on prive de son rêve. C’est dur.

20h20, quand après les podiums, je retourne encore dans cette salle d’échauffement et que je me retrouve embarquée dans une haie d’honneur faite de volontaires, ces gentils petits bonshommes verts qui viennent de passer une semaine ensemble, inséparables, et qui honorent spontanément tous ceux qui arrivent par une ola générale suivie d’applaudissements. Comme un second podium mais, cette fois-ci, celui du mérite et non de la victoire. Tout le monde y passe, au compte-gouttes : les héros du jour dans leur survêtement blanc France, les Japonais encore déçus qui sourient de cette surprise, les coaches des uns et des autres, la petit Athéna et les sparrings, l’équipe de Corée qui y passe avec toutes ses valises et les Brésiliens qui savent, aussi, faire la ola.

20h55, quand je vois cet immense désordre sur ces tatamis d’échauffement : des valises partout, des garçons qui se déshabillent, des athlètes qui se serrent dans les bras, des volontaires qui font des selfies avec ces stars du judo mondial, des Japonais qui font sauter en l’air leur head coach Keiji Suzuki… il n’y a plus aucune organisation, tout est mélangé, ce sont les derniers instants que nous vivons, ensemble.

22h05, quand la journée a fini par avoir eu raison de moi et s’achève, et que je rentre par la même rue que celle empruntée ce matin à 5h30, seule. Seule mais tellement remplie de ce « ensemble ». Les volontaires, l’Aréna, les athlètes et leurs coaches, les voisins de gradins… Les gentils sourires et les rires francs, les acclamations et les discussions, les mots d’anglais, de japonais, d’espagnol, etc. Les déceptions et les pleurs, les bruits de judogi et les ippons. Le judo, notre discipline, notre art, que l’on classe aux JO comme sport individuel mais que je viens de vivre comme le plus incroyable des sports collectifs.