Il y a des nuits à cinq heures de sommeil et des nuits à trois. La veille de la compétition, avec ce mélange d’excitation et de tension un peu spécifique à ces Jeux de Tokyo, on est plutôt sur trois. De quoi cogiter pendant la demi-veille qui précède le réveil. Les athlètes du village rêvent-ils que leurs principaux concurrents se voient écarter par un test positif ou un cas contact et qu’ils se retrouvent ainsi sur la plus haute marche du podium, comme le modeste patineur australien Steven Bradbury, médaillé d’or de short-track en 2002 grâce à la chute de tous ses concurrents en finale ? Ont-ils la tentation de dénoncer untel ou untel pour un éternuement suspect ou un reniflement, comme l’application Ocha nous demande de le faire tous les matins ? Probablement pas. Ils doivent en revanche cauchemarder sur la réception du « test positif » ou du « cas contact » qui mettraient fin à leurs espoirs. Même les esprits les plus stables, dans cette ambiance d’anxiété perlée, se voient progressivement atteint d’une sourde inquiétude. Et si cela m’arrivait à moi ? Si mon coach, mon plus sûr soutien jusque-là, devenait mon bourreau impuissant ? Me suis-je lavé les mains en sortant de tel ou tel endroit ? Et si j’avais contaminé toute l’équipe ?
Il faut rester concentré, tenir encore quelques jours. Pour nous, journalistes, il faut tenir jusqu’au bout avec cette précieuse indication en bas de la page à chaque fiole rendue, à chaque test retourné : « negative ». Il ne manquerait plus qu’une quarantaine de quinze jours à effectuer à l’hôtel au moment du départ !
Les aléas ne sont peut-être pas tous derrière nous, mais enfin nous étions là, en place, en ce premier jour du judo. Le Budokan est rassurant. Ce vaste entonnoir qui voit chaque année les grands moments du judo japonais, notamment le fameux Zen Nihon, le toutes catégories national, n’a pas vibré des habituels chants d’encouragement des universités japonaises, et c’était un manque. « Ike, Ike Takato ! »… cela aurait été tellement bien. Seuls les copains de la délégation, disséminés ici ou là dans les tribunes vides, faisaient entendre leur voix pour l’un ou pour l’autre, et parfois de beaux applaudissements pour les deux combattants exténués. Les Jeux oui, mais en moins bruyants qu’un championnat régional.
Le Président Macron, qui était annoncé, est arrivé le matin, juste à temps pour voir combattre Shirine Boukli. Il a été accueilli par Stéphane Nomis, le président de France Judo, côte à côte avec Jean-Luc Rougé, le secrétaire général de la fédération internationale. Le ministre de tutelle des Sports, Jean-Michel Blanquer, s’est installé à côté du président Nomis, tandis que le président de la République a pris place près de Marius Vizer, le patron de la FIJ. Reparti notre président au moment des phases finales. Il n’a pas vu tomber la première médaille française dans la besace du judo, la première médaille du sport français. Tant pis.
Au fait, qu’en est-il finalement de la flambée délirante du desk japonais, qui croyait pouvoir empêcher Stéphane Nomis et d’autres présidents de fédérations d’aller assister aux épreuves de leurs athlètes ? Elle a fini par s’éteindre sous la pluie de réactions de tous les refoulés potentiels, tout à fait sûrs, de leur côté, que personne ne les empêcherait de faire ce pour quoi ils étaient venus. Ce ne fut pas sans résistance, le CNO renvoyant vers les fédérations mondiales, lesquelles renvoyaient vers le CIO. Et finalement, au matin, comme généralement ce qui est manifestement exagéré et hors sujet, la contrainte s’était évaporée comme une rosée au soleil. Notre « plan d’activité » préparé pendant des heures depuis un mois, nos précieuses autorisations tombées la veille, personne ne les a contrôlés, on ne nous a rien demandé, et pas même le résultat de notre troisième test salivaire… et tant mieux car nous ne l’avons reçu, heureusement négatif, que plusieurs heures après notre entrée dans la salle. On ne les regrettera pas. Ce soir, nous avons néanmoins reçu notre autorisation pour demain, matin et après-midi. Mais nous ne sommes pas dupes. Nous sommes revenus à l’essentiel et cela ne bougera plus jusqu’à la fin.
Le judo s’arrache
Comme Forrest Gump se mettant à courir malgré son attirail orthopédique, le judo, les Jeux peut-être avec lui, s’est libéré de toutes les contraintes, simplement en se mettant en mouvement. On peut toujours espérer du sport. Pas de public, une préparation freinée par la pandémie, une organisation tentant de rationaliser l’hystérie, un désastre… mais quelle intensité dans ces grands duels que furent les rencontres du Japonais Takato contre le Géorgien Chkhvimiani, contre le Kazakhstanais Smetov, un choc à la hauteur de l’enjeu, digne des plus grands moments, des plus belles médailles ! Leur respect mutuel final, salué par la salle de connaisseurs, le coach du vaincu venu montrer son admiration sincère au vainqueur, c’était grand. Quelles aventures, quels combats aussi du côté de l’outsider français Luka Mkheidze, transcendant ses propres limites, seulement dominé aujourd’hui par un autre outsider, le très digne Taïwanais Yang, au-delà de lui-même lui aussi, dans une bataille splendide ! Ceux qui doivent marquer ce jour-là de leur empreinte, on le voit tout de suite. Il n’y a pas de deuxième chance aux Jeux. Dès le premier combat, ils sont présents et calmes, consistants et centrés. Ils ne gagnent pas forcément à la fin, mais ils sont à l’heure au rendez-vous de leur vie, et ce n’est pas donné à tout le monde. Ce fut aussi le cas chez les féminines, avec les formidables Tonaki et Krasniqi au-dessus des autres, même quand il s’agit de la princesse déchue Daria Bilodid emportée par ses propres larmes.
Oui, nous sommes bien aux Jeux olympiques. Une compétition souvent réputée plus « facile » que les championnats du monde – c’est objectivement le cas quand on regarde le nombre de tours à faire pour atteindre les phases finales – mais radicale dans l’intensité et la pression mentale, absolue dans la motivation et l’engagement des combattants. Les Jeux restent au-dessus, même dans cette période difficile, intimidant même le corps arbitral qui a eu la bonne idée de se mettre en mode furtif, sanctionnant peu, ni sorties de tapis ni fausses attaques. On ne peut que dire merci.
Le judo est là. Les combattants sont là. Certains sont tricolores. Cette compétition olympique a lieu, affaiblie par bien des aspects, mais sublime tout de même, comme il se doit. On se retrouve demain sans distanciation pour observer notamment la façon dont la famille Abe, le frère et la sœur seuls (mais à deux) face au reste du monde, à commencer par Kilian Le Blouch et Amandine Buchard, défendra son destin assigné. Les Jeux vous dis-je.