Deuxième volet de notre reportage

L’Université de Tenri a un singulier pouvoir, celui de charmer les judokas français qui la découvre. Un charme si puissant qu’on peut parler d’ensorcellement.
Les judokas tricolores venus fouler et suer à grosses gouttes sur les tatamis en paille de riz tressée de l’université situé au 2e étage d’un batiment blanc assez quelconque, ne le devinent pas tout de suite au moment de leur première visite, de leur premier entraînement. Ils empruntent des escaliers en bois à l’odeur et au bruit qui raisonneront toute leur vie dans leurs souvenirs, déboucheront sur le tatami de Tenri, un personnage à lui tout seul dans le roman de l’aventure humaine, de l’épreuve physique et initiatique vécue ici.

Bâtiment qui abrite le dojo. Créit photo : Thomas Rouquette

Tenri et le judo français ? Une histoire née il y a 50 ans et qui, malgré les difficultés rencontrées par l’université depuis quelques années (baisse relative des résultats, scandale Ono, etc.) ne fragilisent pas cette relation si particulière. La preuve ? Le stage des professeurs, organisé chaque année par la fédération française se tient principalement à Tenri.
Si le Kodokan est surnommé La Mecque du judo mondial, pour la France et son judo, c’est plutôt Tenri qui joue ce rôle. Un mariage historique qui prend naissance lorsque l’équipe de France effectue ses premiers stages longs au Japon avec Henri Courtine, et plus tard, quand Pierre Guichard fait venir experts et partenaires d’entraînements, dont les fameux Hirano, Murakami et Katanishi, tous enfants de Tenri, dont le talent irriguera le judo français pendant des décennies.
C’est sans doute pour cela que les rares judogi brodés en japonais qui foulent les tatamis français sont souvent les deux kanji du nom de cette ville du Kansai. Mais comment expliquer la lueur mystique dans les yeux, les sourires entendus de ceux qui ont vécu l’expérience de Tenri, et qui en parle comme de quelque chose d’à part ? Sans doute parce que Tenri offre à vivre le judo le plus absolu du Japon dans un cadre qui semble construit pour ça, sobre et loin des sentiers battus, mais naturel et traditionnel, provincial et hors du temps, et chargé d’un aura spirituelle qui infiltre tout, y compris le dojo.

1. Tenri, une certaine idée du judo

Le sentiment de ces visiteurs français à la recherche de quelque chose de diffus est unanime : faire du judo à Tenri c’est l’évidence du retour aux sources, au coeur, aux fondamentaux de l’art martial judo. Tenri se veut vitrine et défenseur inlassable de ce que partout dans le monde, on appelle communément « le judo japonais ». Classisme, tradition, patrimoine. La recette du judo « made in Tenri ».
Le kumikata ? Classique. Col et manche. Les mouvements ? O-soto-gari et uchi-mata sont les « spéciaux » maison. Morote-seoi-nage a aussi la côte. À Tenri peu ou pas de sutemi. Quant aux makkikomi et autres dérives hors du pur sentier de la technique de base parfaite, c’est hors de question. Le randori ? Souvent loin de ce que l’on connait en France. Ici, pas de bataille de kumikata, souvent peu d’intensité mais des changements de rythme fulgurants. Pas de défense excessive. On défend avec le corps, peu avec les bras.
Et c’est vital, car les entrainements sont basés sur l’endurance plutôt que sur de la puissance : la moyenne est de 10 randoris de 6 minutes, suivis soit de ne-waza (8 randoris de 3 minutes), soit de « tate » (motodachi en japonais) de 10 randoris de 2 minutes. Avec évidemment les inévitables uchi-komi qui ouvrent et clotûrent chaque entrainement.
Pourquoi ce choix ? Car au Japon, on croit profondément à l’idée que des « randoris longs et ouverts permettent de prendre confiance dans ses mouvements et son judo », comme nous l’a expliqué Takamasa Anai, le patron de l’entraînement à Tenri. Et ce que croit le Japon est un commandement à Tenri.
La philosophie ? La recherche du ippon. Un absolu. Une obsession.
Une idée qu’incarne tous les grands champions formés à Tenri (voir notre article précédent) dont Shohei Ono est la figure actuelle la plus connue.  Le tatami ? Justement célèbre dans le monde entier. Six surfaces dont deux encore en paille de riz tressé, arrosés avant chaque début d’entrainement. Deux autres sont aussi en paille de riz mais synthétiques. Des tatamis durs comme du bois posés sur de gros ressorts ! Un des composants, on s’en doute, de ce qui fait la dimension inoubliable des lieux…

D’autant que sur ce tatami, les ippons pleuvent avec une régularité de pluis d’automne, dans le brouhaha des « kiai » de satisfaction de ceux qui font tomber, qui se mélangent aux cris d’encouragement poussés quasiment en permanence lors des entrainements. Un judoka crie, les autres répondent en coeur. L’entraînement, c’est de la vie de groupe et le Japon ne l’oublie jamais, à Tenri encore moins qu’ailleurs.
Monter sur ce tapis avec son judogi et sa ceinture n’est pas sans risque. Venir ici avec ses certitudes, « son » judo, penser « défier » les Japonais chez eux, attendre le contre, faire « péter les mains », aller chercher le corps-à-corps, c’est s’exposer à une leçon donnée par les meilleurs qui vous font faire le ventilateur, voir vous font tâter du bois qui entourent le tatami. Ce n’est pas une probabilité, c’est une certitude !

2. Tenri, une certaine idée du Japon

Mais si Tenri marque tant, c’est aussi par sa volonté manifeste de pérenniser les traditions liées au judo et plus généralement d’une certaine idée du Japon. Des petites choses, qui, misent bout à bout, interrogent (au départ) les étrangers pour parfois les fasciner, parfois les troubler.
Quelques exemples :
-À Tenri, la règle du « sempai/kohai » est encore et toujours très affirmé.
Un quatrième année appelle un premier année ? Ce dernier arrive en courant.
Si le quatrième année se déshabille pour aller prendre sa douche ? Son kohai lui plie son judogi.
Les premières années ont la charge de nettoyer quotidiennement le tapis, les toilettes et les vestiaires après chaque entraînement. Ils doivent aussi ranger les chambres de leur sempai dans le dortoir.
Bref les quatrièmes années sont les patrons du club de judo !

Les 4è années, les patrons du tapis et du club de judo. Crédit photo : Thomas Rouquette

Tous les judokas masculins passent les quatre ans de leurs études universitaires dans un dortoir aux règles très strictes. Couvre-feu à 22h (sauf le samedi où les étudiants en profitent pour sortir). Coupe de cheveux très courtes pour les premières, deuxièmes et troisième années. Seuls les quatrièmes années ont le droit d’avoir les cheveux un peu plus longs. Judogi blanc de rigueur… même si depuis l’intauration des judogis bleus lors de la compétition universitaire fin juin, les membres de l’équipe peuvent le porter pour les entrainements. De même ceux faisant partie de l’équipe nationale cadet, junior ou senior.
Dans la ville ou dans l’enceinte de l’université, les étudiants descendent de leur vélo pour saluer un professeur ou un sempai (comme Tadahiro Nomura ou Shohei Ono) passant devant eux. Et peu importe si ces derniers les voient faire ou non !
Quand on fait randori, on fait attention à ne pas bousculer les plus anciens que soi. On arrêtera son action plutôt que de prendre le risque de rentrer dans un quatrième année. Quand des étudiants arrivent en retard, ils saluent tous les professeurs ou anciens présents même si celui-ci est à l’opposé d’eux dans la salle.

Un attachement aux valeurs ancestrales qui s’expliquent par la géographie de Tenri. Le Kansai est le « berceau » du Japon puisque Kyoto, l’historique capitale japonaise n’est qu’à une heure en train de Tenri. Nara fut aussi l’une des premières capitales de ce qui n’était pas encore à proprement parler le Japon. Il y a donc un « background » historique fort où les normes de la société japonaise traditionnelle sont encore très prégnantes. Ajoutez à cela que Tenri est une ville de campagne, entourée de rizières, pour avoir le portrait d’une bourgade de province un peu surranée. Mais Tenri exalte une spiritualité qui n’appartient pas seulement à un passé révolu. C’est le fief d’une religion (le Tenrikyo) qui se fonde sur l’ascétisme et le dépouillement. Une secte bouddhiste et shinto (bien que la religion fondée par Miki Nakayama soit assez éloignée des bases dont elle s’inspire) qui stipule que le point d’origine de l’humanité et son coeur divin est Tenri !

Une rizière autour de Tenri. Crédit photo : Thomas Rouquette

La Grande Eglise du Tenrikyo, immense et magnifique temple en bois. Crédit photo : Thomas Rouquette

Si la spiritualité des lieux est forte, rien ne bouge à Tenri. Le réaménagement actuel de la place devant la gare passe pour les travaux de la décennie. Le sourire est invariable, la vie quotidienne immuable. Tranquille, sobre et apaisante.
Une ville figée dans le temps avec sa galerie commerçante, le « Tenri Hondori », composée de boutiques en tout genre, tenues pour la plupart par des personnes âgées, ne parlant pas un mot d’anglais mais toujours prêt à faire l’effort de vous aider au mieux.
Une ville où vous dormirez dans un « tsumesho », une pension souvent tenue par la Tenrikyo (qui a des antennes dans le monde entier y compris à Paris) comme la ville en compte deux bonnes dizaines.
Oubliez vos matelas et oreillers douillets. Ici ce sera futon sur tatami d’intérieur, douches et sanitaires collectifs, avec pour les plus chanceux, un peu de wifi dans la chambre.
Un hébergement un peu spartiate mais qui, au final, rend cette expérience de judo et de vie unique.

Crédit photo : Thomas Rouquette

Loin du bruit et de la frénésie de Tokyo, Tenri est un symbole du Japon de la tradition.
Une ville symbole bien vivante qui distille aux judokas qui s’y aventurent son irrésistible pouvoir d’attraction.