Un isolement qui décuple l’humilité

Escale en Martinique, à la rencontre d’aspects méconnus du judo français, de moments rares et d’un homme fascinant. 
(Article publié dans L’Esprit du Judo n°7, février-mars 2007)

Un mercredi après-midi au calme sur une anse de la façade atlantique, non loin de la presqu’île de la Caravelle ©Anthony Diao/L’Esprit du judo

Des citoyens français pour qui une eau de mer à 25°C est « trop froide », cela existe. Des judoka français contraints de prévoir 1 200 € de budget, 9 heures d’avion et 6 heures de décalage horaire, pour ne disputer parfois que dix secondes de leurs Interrégions, cela existe aussi… Grand comme 1/8e de la Corse, ce petit coin de France flotte à 7 000 km au sud-ouest de Paris, entre Atlantique et mer des Antilles.
« Vous c’est l’eau, c’est l’eau qui vous sépare, et vous laisse à part« … Au fond, une île, c’est un peu comme un lendemain de victoire en Coupe du Monde sur nos continents. L’impression d’un micro-patriotisme latent, où chacun se découvre les mêmes centres d’intérêt que son voisin. Le dédain ostensible a disparu. Les personnes se croisent, se tutoient vite et ne s’évitent plus. Les clivages ? Passer en coup de vent ne permet peut-être que de les effleurer. L’isolement ? Il décuple la fierté autant que l’humilité. Fierté d’être de ce lieu où les possibles sont limités. Humilité de se sentir si peu face au reste, ou face aux éléments lorsqu’ils sont déchaînés.

Rhum, zouk, sable fin et cocotiers ? Comme toute destination lointaine, la Martinique génère son lot de clichés. Ceux-ci ne résistent pourtant pas longtemps à la rencontre du quotidien, à la visite des musées ou à l’écoute de ceux qui nous appellent « les métropolitains » – avec toute la distance qu’implique le souvenir des siècles d’ombre. « Hélas, hélas péyi mélé… Hélas Matinik, nou piti, nou piti… » chante en créole le méconnu Kolo Barst : recto comme verso, le plus passionnant dans une carte postale est souvent ce qu’elle tait.

Une heure après avoir atterri à l’aéroport du Lamentin, rendez-vous est pris au Squale club de Sainte-Luce, au sud de l’île. C’est un samedi soir de mai. Les églises sont pleines, la nuit tombe tôt et l’air est moite. Là, nous sommes chaleureusement accueillis par Alfred Céphise, jeune 5ème dan, arbitre F4 depuis quelques jours et 3ème aux Championnats de France 3ème div’ 1997 en – 81 kg. La famille Euranie, entre autres, est déjà venue s’entraîner ici. Ce soir, le contexte est un peu spécial : le club retrouve ses deux juniors, Audrey Cléril et Maïté Monrose, de retour du Mans où elles viennent de disputer les Zones Ouest seniors. Audrey, 16 ans, 3ème aux Zones puis 7ème aux France juniors 2006 en +78 kg, n’a cette fois pas réussi à se qualifier en seniors. Elle s’en veut. A la fin de l’entraînement – au cours duquel, déphasage oblige, j’ai sué comme un obèse dans un escalier face à des partenaires amusés et impeccablement secs -, Alfred et sa collègue Christelle Surena, B.E. 2ème dan, invitent les deux filles à s’asseoir face au groupe. « Racontez-nous un petit peu votre championnat. Faites-nous partager ce que vous avez appris. » Et les filles parlent : du voyage, de la distance, des combats, de ce qu’il leur manque et qu’elles savent maintenant devoir travailler… Le groupe écoute, pose des questions. De loin en loin, Christelle et Alfred interviennent, faisant part de leur expérience. Parler fait du bien aux jeunes filles. Elles évacuent ainsi l’immense frustration que peut procurer la sensation de s’être tapé 14 000 kilomètres d’avion « pour rien« .

Un dimanche matin 100 % féminin au dojo des Trois-Îlets, avec Michèle Fagour (debout à dr.) ©Anthony Diao/L’Esprit du judo

Le lendemain dimanche, 7h. A l’invitation d’Alfred, retour à Sainte-Luce pour le 11ème Défi-Communes. Il s’agit d’une marche gratuite, organisée chaque année dans les 34 communes de l’île pour lutter contre la sédentarité. Chaque commune tente de réunir plus de participants que sa voisine. 690 Lucéens sont présents ce matin, et c’est Alfred qui tient le mégaphone. Au programme, trois heures de marche à travers les champs de canne de la distillerie Trois-Rivières, avant de déguster un « Ti nain morue » qui déchire l’estomac… J’y retrouve Christelle, qui couvre l’évènement pour « France-Antilles », le journal local – décidément, tout le monde ici a plusieurs casquettes… Christelle m’apprend beaucoup. Sur l’île, sur ses habitants, sur ce rythme de vie où tout se commence et se termine tôt. Sur l’héritage d’Aimé Césaire et ces identités en crescendo. Sur le rapport complexe à la langue, à l’Histoire, à la métropole, à la Guadeloupe ou à la Guyane. Elle me parle des relations avec les Békés – créoles descendants d’immigrés blancs -, les métis, les chabins (ces métis aux cheveux roux et aux yeux presque jaunes, si frappants ici), les Haïtiens, les Africains, les Américains… Je savais notre monde beaucoup plus nuancé qu’il ne nous est souvent enseigné, mais dans ce coin-ci du globe, c’est puissance 20 ! « Tu sais, me dit Christelle en souriant, quand tu vis dans un endroit tout petit, tu es presque obligé de t’intéresser aux autres. »

En fin de matinée, direction le dojo des Trois-Îlets, de l’autre côté de la baie de Fort-de-France. Âgées de 10 à 45 ans, venues de toute l’île, une cinquantaine de judokates y achève en effet, dans la bonne humeur, une matinée de judo, de jujitsu et de stretching, avant l’atelier kayak prévu dans l’après-midi. Il s’agit du second rassemblement de ce type cette saison. Il est encadré par Carole Mariette et Sophie Sylvanise, respectivement cadre technique et responsable de la commission féminine de la Ligue de Martinique de judo. Comme l’explique Christian Bolnet, le président de cette ambitieuse Ligue, le but est de « favoriser la cohésion et la montée en puissance du judo féminin martiniquais« . Selon lui, une bonne partie de l’ossature de l’équipe de France féminine étant originaire de la région, « c’est à nous de former et d’encourager la relève. »

Ce rassemblement est aussi l’occasion de rencontrer Michèle Fagour, figure historique du judo local s’il en est. En 1982, elle fut la première femme à obtenir son 1er dan, après être restée ceinture marron pendant… neuf ans ! « A l’époque, lorsque les filles de métropole venaient ici, elles se faisaient lessiver. En revanche, impossible pour nous d’obtenir la ceinture noire. C’était un milieu très macho. Nous, les filles, devions soi-disant aller passer nos katas en métropole, ou alors présenter un examen qui s’apparentait à l’actuel passage du 3ème dan. Tu t’imagines ? » Alors un jour Michèle a profité de la venue sur l’île du président de la Fédé, et lui a touché deux mots de la situation. Des bretelles ont alors été remontées. Quelques mois plus tard, elle obtenait enfin son 1er dan. « Un véritable coup d’Etat« , rigole-t-elle en nous servant un rhum vieux qui tabasse. Depuis ? « Depuis, je suis restée 1er dan. Cet examen m’a suffisamment marquée, je crois. »

Lundi. De retour de l’ascension de la Montagne Pelée (1 397 m), encore sous le choc de la visite du musée consacré à la tragique nuée ardente du 8 mai 1902 – 30 000 morts et 400 navires coulés (en quelques secondes, Saint-Pierre et son port, alors poumons économique et culturel de l’île, furent rayés de la carte) -, j’aperçois au bord de la route un jeune homme en kimono et ceinture verte, assis sur une pierre. Il s’appelle Arnaud Néfé, 20 ans, étudiant en maths à l’Université de Schoelcher. En fait, nous sommes à l’entrée du Judo club du Carbet. Le Carbet ? Un village de pêcheurs de la côte ouest de l’île. En fin d’après-midi, il n’est pas rare d’y croiser un homme débiter en pleine rue un énorme thon pêché quelques heures plus tôt, thon qu’il vendra pièce par pièce en à peine un quart d’heure… Un à un, les copains d’Arnaud arrivent, qui à pied, qui en car. L’ambiance est relax, type bord de mer. Ils parlent un savant mélange de français, de créole et de bonnes grosses vannes. Un ballon de basket ne cesse de rouler sur la route. Il servira pour l’échauffement : « C’est la fin de saison« , sourit Alfred Aliker, leur professeur. A quelques mètres de là, le soleil se couche dans la mer des Antilles. Les néons du club s’allument. Les moustiques arrivent. Il est temps d’y aller.

Mardi. Entraînement de Ligue à la Pointe de la Vierge, au sortir des monstrueux embouteillages de Fort-de-France. Au programme : un travail spécifique sur sankaku, à base d’uchi-komi. Je servirai de partenaire à Kevin, dont l’épanchement de synovie semble être le cadet des soucis, ou à Emmanuel, seul Blanc sur le tapis, ancien de l’U.S. Bergerac et du Pôle France de Bordeaux, qui a côtoyé Daniel Fernandes, Anthony Fritsch ou David Larose. Depuis deux ans, Emmanuel donne des cours au Shin Ghi Tai de La Trinité, club de la côte Atlantique où il m’invite à passer le lendemain – c’est fou ce que les distances semblent courtes lorsque nous sommes entourés d’eau… Son regard de métropolitain ? « Physiquement, au début, je trouvais les mecs monstrueux, mais jamais au-delà de trois minutes. Et là, ces deux dernières années, il y a clairement du mieux, à tous les niveaux. » De fait, l’entraînement se termine par ce que les professeurs Gilles Guillon et Jean-Philippe Louis-Alexandre appellent un « suicide » : des séries ultrarapides de pompes, abdos, papillon et grimper de corde. Au moment du salut, une sévère mise au point collective rappellera aux jeunes champions la nécessaire exemplarité de leur attitude sur le tapis, dans le plus pur style du Code moral : « La sincérité, c’est être à ce que l’on fait. »

Les jours passeront ainsi. Il y aura le club de La Trinité, où Emmanuel assure les cours aux côtés d’Alain Bingonde, 36 ans, 4ème dan et vice-président de la Ligue – comme chacun des professeurs rencontrés – et sa foule de petits blondinets à l’accent créole… Il y aura le CAJAD de Saint-Esprit, ville du centre de l’île située au milieu de dizaines d’hectares de bananiers, et son professeur Mario « Hé, tu veux danser ? » Montabord (c’est ainsi qu’il gronde les plus agités de ses élèves, en mode mi-copain, mi-sérieux), 40 ans et toujours compétiteur, pour qui l’esprit de groupe se forge aussi bien lors d’une sortie à Aqualand que sur le tapis… Il y aura le retour au Squale club, l’au revoir à Christelle et Alfred… Et puis, il y aura cette rencontre qui ira au-delà du judo : la rencontre avec Francisco.

Frantz-Charles Denis dit Francisco chez lui, au Morne Vert : un moment rare ©Anthony Diao/L’Esprit du judo

Vers « Francisco »

Cinq ans presque jour pour jour après le décès du poète Aimé Césaire (le 17 avril 2008), l’île a appris le 18 avril 2013 la disparition de Frantz-Charles Denis, plus connu sous son diminutif de Francisco, à l’âge de 80 ans. À défaut d’être le judoka le plus célèbre du monde, ce 6e dan aux mille vies était l’un des pères fondateurs du judo dans la Caraïbe et son aura sous ces latitudes dépassait celle de bien des champions olympiques. Nous avions eu le privilège de rencontrer Francisco chez lui. C’était à l’occasion d’un reportage pour la rubrique Dojos du monde paru dans le n°7 de L’Esprit du judo daté de février-mars 2007. Extrait. 

Ce dernier matin-là, il n’y a pas de nuages sur la Montagne Pelée. L’évènement est – paraît-il – suffisamment rare pour valoir un vœu. Christian Bolnet, le président de la Ligue, pilote son 4×4 à travers les routes sinueuses qui bordent le terrible volcan. (…) Nous roulons à destination du Morne Vert. C’est là que vit Frantz Charles-Denis, dit Francisco. Francisco ? Une leçon d’enthousiasme et de volonté. Un Yannick Noah de 73 ans, et peut-être bien plus encore… Né le 9 novembre 1932. Catogan, visage sorti d’un film d’Emir Kusturica, des clopes et des nuits blanches par milliers. Cœur de cigale et bilan de fourmi. Chanteur et danseur à succès (biguine, mazurka…), il a découvert le judo à Cannes, puis l’a démocratisé dans la Caraïbe. De la Martinique (dans la foulée du premier club ouvert en 1954 par Paul Désiré-Faula) à la Guadeloupe, via la Guyane, le Venezuela, Surinam, Saint-Domingue, la Barbade ou Porto-Rico. Dans les années cinquante et soixante, à chaque concert ou déplacement, il apportait son kimono et ouvrait un club. Lorsque des marins japonais faisaient escale à Fort-de-France, il allait les chercher pour les inviter à pratiquer, parfois à minuit, entre deux concerts et trois fugues amoureuses. Il a aimé beaucoup de femmes, eu huit enfants et treize petits-enfants de toutes les couleurs.
En 1964 à Tokyo, il était au bord du tapis lorsque Anton Geesink devint champion olympique. Il a côtoyé Michèle Morgan, Rita Hayworth, Nat King Cole ou Sydney Bechet, chanté à l’Olympia avec le groupe Malavoi, été champion de Porto-Rico de judo… Depuis cinq ans, Francisco vit sous assistance respiratoire, à cause d’un emphysème pulmonaire. Il ne pèse plus que 40 kilos, mais la foi et le sourire constant qu’il affiche forcent l’admiration de tous. Sa vie est un roman – il me dédicacera d’ailleurs Ainmin la vie (« Aimer la vie »), sa biographie qu’il a dictée à Rose-Camille, sa garde-malade. Sur l’île, chaque anecdote sur lui est ponctuée de la même phrase admirative : « Ça c’est Francisco !« … Christian l’appelle « Papito », une marque d’affection autant que de profond respect. Il est 5e dan de judo, 2e dan de karaté, 4e dan d’aïkido et de yoseikan budo. Luc Rucort, l’un des deux 6e dan de l’île, fut son élève. Tous ici aimeraient le voir devenir 6e dan à titre honorifique, pour tout ce qu’il a apporté. Mais la Fédé refuse, au motif qu’il est invalide… Sur sa table de chevet, une lettre et une photo de son grand ami, Maître Mochizuki, dont la visite il y a quelques mois l’a beaucoup touché. Un voile de tristesse passe parfois devant ses yeux à mesure que Christian lui donne des nouvelles de ses vieux compagnons d’armes… Mais il reste digne. Sa voix est rocailleuse, sa poignée de main ferme. A cause de la trachéotomie, il doit parfois s’interrompre pour reprendre son souffle, se contentant de sourire là où il aurait voulu rire. Son message ? « Le judo est un sport noble. C’est une école de vie, de respect et d’amour. Il rend inutiles les notions de vanité et d’orgueil. Seul compte le fait d’être soi… Et ça, c’est souvent le plus dur des combats ! »

Anthony Diao

Remerciements : Marie-Josée, Paul et Rodolphe Luzieux.